Cirque Romanes

 
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Sur une corde raide

Nous filons alors droit au Cirque, pour y honorer la Journée Mondiale des Roms, comme convenu avec Délia. Pareil, nous nous serons bien passés de cette prestation en bout de course, qui nous a finalement obligés de rester 4 jours de plus, mais l´engagement a été pris, Délia a fait pour une fois plein de pub sur nous, les billets étaient à la prévente à la Fnac, donc nous ne pouvions pas nous débiner. Dernièrement j´ai des appréhensions en venant au Cirque. Nous y donnons toujours le maximum, et dans des conditions qui, bien que rocambolesques, n´en sont pas moins très éprouvantes. Nous avons encore un souvenir très vif du dernier passage au Nouvel An, qui mis à part le côté burlesque de la situation, était une sacrée épreuve d´endurence, une sorte de marathon de la danse de minuit jusqu´au matin. Mais le pire est que il n´y a absolument aucune sono. Les musiciens sur place en ont une, et puissante, avec des micros-cellules qui leur font un son d´enfer, et nous, on passe ensuite uniquement avec nos petits instruments acoustiques avec les quels on ne peut pas faire le poids au niveau des décibels. A chaque fois on y va les dents serrées, et il faut se forcer de plus en plus pour y aller. Cette fois-ci par contre c´était beaucoup mieux. Nous avons d´abord retrouvé l´équipe du Cirque en parfaite forme, manifestement le récent séjour en Espagne avec l´hébergement à l´hôtel leur a fait du bien. C´était pile la date de la Journée Mondiale des Roms, et avec Délia nous l´avons annoncé comme il se doit : Le  Cirque Tzigane Romanès et  La troupe des Kesaj Tchavé –  Danse et Musique Tzigane avec 30 artistes tziganes de Slovaquie - vous proposent  une soirée exceptionnelle pour fêter ensemble la Journée Mondiale des Roms. La famille Romanès ouvre son chapiteau à Kesaj Tchave, les enfants de la Fée Rom qui dit que pour recevoir de l´amour, il faut savoir d'abord en donner...Deux spectacles exceptionnels qui mettent en avant la culture tzigane ! Les enfants des camps et bidonvilles rom nous apportent la preuve que la fatalité peut être vaincue, même si c´est parfois en dansant sur une corde raide... (Spectacle réalisé dans le cadre d´un projet socio-éducatif avec les enfants de campements franciliens et de bidonvilles slovaques). « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… » Aimé Césaire

Nous passons en début du spectacle, on ne prend pas les trois micros qu´on nous propose, cela serait insuffisant, mais nous nous mettons bien en avant de la piste, la musique et le chant bien serrés, concentrés, et nous envoyons une super prestation dont nous sommes tous satisfaits. Enfin. En fin de tournée nous sommes hyper rodés, ça sort tout seul, je suis content qu´Alexandre puisse aussi assister tranquillement à notre passage, et c´est sur une bonne impression que nous quittons la piste. Alexandre se comporte vis-à-vis de nous toujours très sérieusement, il tient même les engagements que Délia aurait tendance à oublier... et tout se passe bien. Heureusement, sinon on n´aurait pas de quoi rentrer.

 

Le Cirque

 

www.rtvs.sk/radio/archiv/1485/1957229

 

1er janvier 2012. JT de TF1 de 13 heures. Le reportage s´intitule „La Joyeuse pagaille du Nouvel An au Cirque Romanès“,... ou quelque chose dans ce genre. C´est un scoop. Le premier Journal Télévisé de la Nouvelle Année doit avoir une audience autour de dix millions de téléspectateurs ! Bravo pour le sens de la communication de Mme Romanès, Délia la Terrible, qui est non seulement un véritable fauve de la piste et des dédales de son Cirque, mais aussi un prédateur redoutable de la une des journaux et magasines, prime-times des télés, exclusivités des  radios… Bref, il n´y a pas une semaine sans reportage de premier plan sur les Romanès, et ce n´est pas dû au hasard, mais aux talents et à la ténacité de Madame la Directrice, sans oublier son poète et écrivain de mari, Alexandre, directeur de son état, qui n´en rate pas une non plus, dès qu´il est question de parler de son Cirque ou de ses bouquins. Mais le Jour de l´An, plus exactement à minuit pile, les deux communicants brillaient par leur absence et la piste du châpiteau s´est retrouvée vide, sans commandement, désemparée, en devoir d´affronter le passage au Nouvel An sous les feux de la rampe et des caméras de TF1 et FR3 en particulier... Qu´est ce qui s´est passé? Eh bien, tout simplement le brave Alexandre en a eu sans doute assez de voir sa Délia légèrement émoustillée, en forme en vue de l´événement qui approchait (pourtant ce n´était rien de disproportionné, juste une bonne humeur de circonstance), et craignant sans doute que la situation se détériore, il a préféré quitter le champ de bataille, ce qui, j´imagine, ne lui était encore jamais arrivé jusque là. Toujours, je l´ai vu tenir ferme le gouvernail de son navire, même si parfois celui-ci chavirait sérieusement, jamais il ne l´aurait abandonné. Mais là, vraisemblablement c´était la fameuse goutte de trop, et quelques instants avant minuit, il a disparu. Complètement. Un vrai numéro de prestidigitation. Mais pas au bon moment, même si l´endroit s´y prêtait. L´embêtant, c´étaient les télés qui étaient là pour le scoop du lendemain, on savait que les reportages allaient être diffusés le Jour de l´An à midi, sans parler des quelques six cent personnes qui remplissaient à ras-bord le châpiteau, ont payé pour, et voulaient passer au 2012 à la Tzigane, ont même mis un accoutrement tzigane, puisque le costume romano-gitano était de rigueur, comme le précisait aimablement le flayer d´invitation. Et moi, je me suis retrouvé seul au milieu de tout ce bazar, le micro à la main, la caméra béante de TF1 en pleine figure, sachant que le compte à rebours a commencé, il n´y a pas où s´échapper, et il ne reste qu´à assurer. Tout compte fait, ce n´est pas la mer à boire... combien de fois j´ai assumé de semblables  responsabilités au cours de ma carrière de cabaretier et artiste de la nuit. Mais à chaque fois les choses étaient au moins un peu convenues, définies d´avance, je savais que c´était moi qui devait mener le bal, j´avais mes musiciens, mes chanteurs, ça roulait tout seul. Mais là, rien ne roulait, au contraire ça se grippait sérieusement, il n´y avait plus de direction, pas  plus que de frein, et on se rouait à la catastrophe si personne ne prenait les choses en main. Alexandre s´est éclipsé, Délia n´était manifestement pas trop en mesure d´assurer quelque chose de cohérent, alors il ne me restait qu´à lancer, le micro à la main, le décompte pour le Nouvel An. Il n´y a plus une seule minute à perdre. Minuit est là. Je siffle un bon coup. Tous les Kesaj autour de moi accourent et se tournent vers moi. Je crie en slovaque: “Tout le monde fait comme moi!!“ et je commence à compter en tzigane en hurlant: “Yekh, douille,...“ Tout le   monde me suit, pour ca, les Kesaj sont bien dressés, si je sautais par la fenêtre dans un moment de transe, ils me suivraient comme un seul homme. Comme c´est un moment exceptionnel, je carbure à 200 %. Entre deux chiffres, repris en chœur par toute l´assistance, j´ai le temps de me rendre compte que je ne sais compter en tzigane que jusqu’à 8 (c´est ce qui est utilisé en musique). Mais nous passons au 2012, et pas à 2008! Et bien sûr, ça la ficherait mal si tout à coup je passerais à 9 en slovaque ou français. Du moins c´est ce que je crains, ayant la camera direct devant moi, donc une responsabilité morale à assumer vis-à-vis d´Alexandre, qui attache énormément d´importance à l´image d´authenticité de son Cirque (les jupes longues sont de rigueur et les dents en or de circonstance...). Donc au fur et à mesure que j´avance vers trois, quatre, je me rends compte de tout cela, et je me pose la question est-ce que les nôtres auront la présence d´esprit de continuer à compter tout seuls après le huit en tsigane pour parvenir jusqu´au 12...? Tout en me doutant bien qu´il n´en serait certainement rien, car ils n´ont absolument pas l´habitude de ce genre d´amusements convenus de bon aloi, en usage dans la bonne société qui est la nôtre. Ils passent généralement au Nouvel An dans une allégresse qui n´a pas besoin de comptages ou décomptages, on danse jusqu´au matin, et on compte pas les heures, pas plus que les années ni les bouteilles... J´en suis au six, vient le sept, puis huit, je regarde intensément Cyril qui est en face de moi, je laisse un dixième de seconde pour voir s´il s´engage vers un neuf en romani salvateur...  Et non, c´est bien ce que je craignais, il me regarde aussi avec les yeux écarquillés, prêt à tout, sauf à compter. Alors il faut que je fasse quelque chose, que je me débrouille  tout seul, comme un grand. Tout se joue dans cette fraction de seconde, à l´instant même. Si seulement il n´y avait pas cette fichue caméra braquée droit sur  moi... Bon, il n´y a pas le temps de tenir une conférence, je ne peux pas me volatiliser, il y a TF1, ça sera au JT de 13h, il faut assurer. Alors voyant que du point de vue linguistique c´est zéro de la part de mon entourage immédiat, je fais la seule chose que je peux faire, je passe instantanément à la préhistoire, et je gueule comme un bon vieil homme de Cro-Magnon ou Neandertal quelque chose comme: “wouahaa, wouhaa!“ Et encore, et vas-y! Cyril, les Kesaj, et le public enjoué et émerveillé, tous me suivent comme un seul homme, ça gueule à fond la caisse, je suis heureux, j´assure face à la caméra, le caméraman tient son scoop, on passe à la Nouvelle Année. Mais on ne sait toujours pas à la quelle. Dans l´intense émotion du moment et surtout dans le stress du comment ça va finir, j´ai, bien sûr, oublié de compter combien de fois j´ai bramé, trop heureux que tout le monde me suive et que ça marche. Donc au pif, je lance en apothéose une ultime gueulante finale et je me plonge dans une danse frénétique à la Pierre Richard avec tout ce qui bouge à bout portant (je veux surtout éviter de me retrouver tout seul avec Délia dans les bras, ne connaissant pas son degré d´indisponibilité, je ne veux pas finir comme il y a deux ans, pareil, TF1 braqué sur moi, et Délia de tout son poids effondrée sur mon épaule, incapable de bouger un pied), je fais de l´animation et tout et tout... Car une fois le décompte fait, il fallait bien que quelque chose se passe. C´était quand même le Nouvel An! Généralement dans ce genre de circonstances l´orchestre  enchaîne les tubes nostalgie pour faire danser les gens, une petite allocution avec des voeux peut être de mise..., gentiment.  Là il n´en est rien, personne pour éloquer, personne pour enchaîner. Les musiciens du cirque, comme touts bons fonctionnaires qui se respectent, n´en touchent pas une, trop contents que ce soit la cata générale (le sens de l´autodestruction chez les musicos roms est remarquable...), Alexandre est aux abonnés absents et Délia n´a pas l´air de vraiment réaliser ce qui se passe, trop habituée aux commandes de son mari, elle reste désemparée à reprendre ses esprits.  Alors je cours comme un fou de droite à gauche, faute de musique, je continue à gueuler des onomatopées (je ne connais pas les textes des chansons, d´habitude je ne fais que suivre les solistes en braillant, et là, il n´y a pas un soliste a l´horizon, il n´y a que moi pour brailler comme un chameau dans le désert). Les Kesaj font comme moi, le public aussi, tout le monde croit que  cela doit être comme ça, que c´est le programme, que c´est comme ça chez les Tziganes au Réveillon. TF1 filme, et le lendemain dix millions de téléspectateurs regardent ça. Heureusement que le réalisateur a eu la bonne idée d´appeler le reportage „La Joyeuse pagaille au Cirque Romanés“... Le moins que l´on puisse dire, c´est qu´il n´y a pas eu tromperie sur la marchandise: C´était vraiment le bordel total. Et c´était joyeux!  

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Nous avons ainsi passé notre troisième Réveillon au Cirque Romanès. Apres le fameux décompte en direct différé nous avons dansé jusqu´au matin en mettant une ambiance à tout casser. Nous n´étions pas au complet. Juste une dizaine qui est devenue au final une quinzaine à venir en avion, ce qui représente un attrait particulier avant tout pour les petits pour les quels c´était leur baptême d´air. Et c´était très chouette de partager ces moments avec eux. Ce n´était pas une sortie prévue longtemps à l´avance, au contraire, cette fois-ci, depuis longtemps  nous étions décidés de passer enfin des Fêtes tranquilles, bien au chaud à la maison. Mais au fur et à mesure que celles-ci approchaient, les gamins me demandaient s´il y aurait quelque chose comme sortie pour la fin d´année, manifestement, ils seraient tous partants, personne ne voulait rester à la maison. A part Helena et moi... 
 
 

Cirkus

Par contre au moment du départ, nous étions servis en termes de stress et impondérables sortant largement de l’ordinaire. Mais cela n’avait rien à avoir avec nos hôtes, que nous avons quittés en on ne peut de meilleures termes. C’est de l’étape suivante qu’il s’agissait. Il était convenu qu’après Genève nous monterons à Paris pour donner deux spectacles au Cirque Romanès, dans le cadre du « Tchiriklif », leur manifestation culturelle tsigane plus ou moins annuelle, à la quelle nous avons déjà pris part par le passé. C’est Délia qui nous a contactés, le Tchiriklif, c’est son affaire de cœur, manifestement elle y tient beaucoup, alors nous acceptons de faire ce détour considérable, qui prolongera notre tournée d’une semaine, mais nous en profiterons pour organiser aussi quelques ateliers avec les Intermèdes. Le tout était convenu assez longtemps à l’avance, les Romanès se sont engagés à participer à la couverture de nos frais de transport et Délia a mise en branle une bonne campagne de communication pour l’événement, comme elle en a le secret. Les choses se sont gâtées déjà, lorsque nous avons appris que le Château de Buno ne pouvait pas nous recevoir, un contre temps fâcheux avait fait qu’il y avait déjà un autre groupe de prévu dans ces dates. Les jeunes cadres du Nouveau Parti Anticapitaliste de Poutou ont réservé tout le château pour y bûcher sur les textes de Marx et Engels afin d’être prêts pour la lutte finale. Manifestement, un cadre idéal pour disserter sur la lutte des classes… Bien que d’obédience prolétaire, nous aurions du mal à faire bon ménage avec ces fins intellos de la révolution ouvrière, il n’était pas question de partager le même espace, la révolution tsigane ayant des particularités au niveau des décibels, que le bras armée de la révolution prolétaire aurait sans doute du mal à digérer. Bref, nous nous sommes mal organisés, et nous nous retrouvons dans une vraie galère pour trouver vite fait un hébergement de remplacement. Avec Laurent on essaie toutes les pistes possibles, partout c’est une question de sous, il faut payer, et en plus les endroits ne sont pas très alléchants. Après avoir fait le tour des associations humanitaires, c’est sur un Formule 1 que nous jetons notre dévolu, on en réserve un pas loin des Intermèdes, pour qu’on n’ait pas de longs trajets à faire pour aller aux ateliers. Le plus simple pour nous, aurait été d’annuler le passage à Paris, mais Délia a déjà fait toute la pub pour sa soirée et on ne voulait pas lui faire de sale coup en se désistant à la dernière minute. Il nous fallait encore trouver un complément de financement pour les frais de transport, l’apport des Romanès ne couvrait pas tout. Alors nous avons accepté la proposition de l’association la Voix des Rroms, qui organisait le même jour une manifestation de rue à Saint Denis, dans le cadre de la Commémoration de la Journée de l’Insurrection Gitane. Cela fait déjà plusieurs années qu’ils nous sollicitent pour, mais jamais nous n’étions disponibles, alors là c’était l’occasion parfaite d’y passer. Ils n’ont pas beaucoup de moyens, mais peuvent quand même dégager un petit cachet, juste ce qu’il faut pour nous permettre de rentrer dans nos frais et dans notre pays… Leur manifestation était prévue dans le courant de l’après-midi, de Sait Denis à la Porte Maillot, ce n’est qu’un saut, nous pourrons tranquillement rejoindre le châpiteau des Romanès pour le spectacle du soir, en s’arrêtant même au MacDo sur la route. Tout le monde mériterait bien cette récompense…

Je savais bien qu’un léger différend opposait Délia à Saïmir, le responsable de la Voix des Rroms, une association militante rrom du 93, qui nous invitait militer à Saint Denis. Elle voudrait juste l’assassiner, mais ce n’était pas méchant, d’autres bénéficient des mêmes preuves d’affection de sa part, et ne s’en portent pas plus mal. A l’origine de ce trop plein de l’amour de son prochain, et rrom de surcroît, était soi-disant, un projet de Centre culturel tsigane, que Délia aurait enfanté par écrit, et que les vils Voix des Rroms lui auraient volé pour le proposer moyennant grosses finances au Conseil de l’Europe, qui n’a pas hésité une seconde, a ouvert larges les portes de ses coffres et a submergé Saïmir d’espèces trébuchantes… Bref, je passe les détails, une histoire qui ne tient pas debout, mais en l’occurrence a le mérite de nous construire le décor d’un véritable guet-apens dans le quel nous sautons les pieds joins, sans avoir rien demandé…

Alors que notre séjour genevois touchait à sa fin, je passais un petit coup de fil à Paris, pour se mettre d’accord sur les détails de notre passage au Cirque. Et, je découvre au bout du fil, une Délia furieuse, donc en excellente santé, m’enjoignant de supprimer immédiatement notre passage à Saint Denis. Alexandre n’est pas en reste, il veut que je lui passe le numéro de Saïmir, pour qu’il puisse lui tirer dessus avec son pistolet. Par téléphone. Je ne pensais pas que la situation se dégraderait de la sorte. Je les avais bien prévenus que nous passions aussi à Saint Denis, ce n’était qu’une participation à une manifestation de rue, qui ne pouvait en aucune manière mettre en péril, ni concurrencer la production qui était prévue au Cirque, ce n’était pas la peine de faire tout ce cirque pour cela. J’étais sûr que cela s’allait s’arranger, et, doux délire, que cela pourrait être même l’occasion d’enterrer la hache de guerre entre les deux chapelles de la tsiganitude et rromitudes réunies. Que neni. J’essaie de raisonner Délia, mais, après une semaine de tournée, sympathique mais physiquement quand même assez éprouvante pour moi, je suis complètement aphone, et je ne tiens pas le coup devant Délia qui faillit me faire exploser mon portable de sa voix suave de dompteuse de fauves sourds muets. Oui, je suis pratiquement muet, et je n’arrive qu’à extraire quelques soupirs du fond de mes poumons, qui n’ont aucun effet sur la tornade au bout du fil. Effet comique garanti. Moi, chuchotant, l’autre vociférant. Mais il n’y avait aucune caméra ni témoin pour filmer ces tendres échanges de bons procédés, il est dimanche matin, tout le monde dort, et lundi nous devons monter à Paris. Vers midi je découvre sur le facebook des Romanès que notre spectacle est annulé. Sans commentaire, ni préavis et encore moins de consultation d’aucune sorte. Impossible de joindre Délia, et Alexandre est aussi aux abonnés absents. J’annonce la saugrenue nouvelle à  Saïmir, ça lui complique aussi la vie, lui aussi il a fait un peu de pub pour sa Commémoration de l’Insurrection gitane, alors je lui propose les Intermèdes en remplacement, car je ne vois pas comment je pourrais aller me fourvoyer dans cette galère. Et surtout, avec 30 jeunes. Déjà qu’on n’avait pas où dormir, maintenant on n’a plus où jouer. Saïmir arrive à contacter les Romanès, mais ils ne veulent rien entendre, aucun compromis, aucun dialogue n’est envisageable. Ils sont victimes d’un complot planétaire, c’est une aubaine qu’ils ne peuvent pas laisser passer.  La Voix des Rroms a beau proposer de participer aux frais de notre séjour parisien, afin que les Romanès ne se sentent pas floués, il n’y a rien à faire. Arrive le lundi, on fait les adieux à nos amis genevois, et on prend la route. A la première bretelle de l’autoroute il faut bien finir par faire un choix. Soit aller au nord, sur Paris, ou prendre sur l’Est, direction Vienne et Bratislava. Avec Helena, nous opterions volontiers tout de suite pour la seconde option. Malgré tout le succès de ce séjour sans problèmes, nous sommes tous les deux complètement fatigués, épuisés. Helena sort d’un long congé maladie, normalement elle n’aurait même pas du partir, et moi, je ne valais guère mieux. Mais le reste des troupes était en parfaite santé, une ambiance de tonnerre, tout le monde s’accorde à dire que c’est la meilleure tournée de l’histoire des Kesaj… Alors on tente encore l’impossible. On se gare sur une aire d’autoroute, et on passe en revue tout ce qui nous passe par la tête. On appelle Isabella, notre ancienne danseuse de St Denis, qui est maintenant chez les Romanès, pour qu’elle passe le mobil à Délia. Elle refuse de le prendre. On joint Misa, juge de la Kriss, le tribunal tsigane, expert en ce genre plaisanteries à se taper la tête contre le mur. Il refuse d’y aller, Délia est impraticable d’après lui. Impossible de dompter une dresseuse de fauves. Il est trois heures de l’après midi. Si on veut respecter les temps de conduite des chauffeurs, il ne faut plus traîner. Alors on part. Pour la Slovaquie.

Bien sûr, j’en ai lourd sur la patate, pour parler simple. Helena est furieuse. Normalement, on n’aurait même pas du avoir de quoi rentrer, l’apport financier des spectacles au Cirque devait compléter le budget au transport. Et là, on nous laisse avec trente mômes, sur une aire d’autoroute, sans le moindre souci de comment que l’on va s’en sortir. Heureusement, nos amis suisses, sans être même au courant de tout ce cirque, nous ont donné une petite rallonge sur notre cachet. Ils avaient fait un peu de bénef, alors ils nous l’ont versé. Comme ça. Sans histoires. Sans que l’on n’ait rien à leur demander. Ca change et dénote par rapport à tout ce qui est en train de nous arriver. Et cela nous évite de faire du stop ou la manche pour rentrer… Mais, somme toute, il y a pire dans la vie… Ce genre de réactions à fleur de peau, complètement dingues, illogiques dans leur démesure, pouvant porter une atteinte grave aux gens proches, qui ne le méritent pas le moins du monde, est plutôt courant dans notre environnement, dans notre monde, entre deux mondes, entre la terre et le ciel, des fois si près de l’enfer.  Heureusement que la musique éléve les esprits… Alors, yek, duj, trin, directement au ciel.

Je n’arrive même pas à être complètement furax contre les Romanès. On a vécu plein de trucs très sympa ensemble, la vie qu’ils mènent n’est pas de la tarte. Ils sont enfermés dans leur gypsy tour d’ivoire, et tout enfermement fait mal. Alors, bonne route aux roulotes qui font du surplace depuis belle lurette. J’envoie juste ce petit pamphlet à quelques copains qui sont au courant et qui ont compati. Et la vie continue…

Je reste sans Voix devant tout ce Cirque... Et je ne suis pas Rom, et encore moins Rrom.

Pour des causes indépendantes de notre volonté... est la formule consacrée. Elle n´est pas vraiment applicable dans ce cas, puisque c´est bien moi qui ai pris la décision de me produire chez les uns et chez les autres (en toute transparence). Je ne pensais pas provoquer un tel cataclysme. Je savais qu´un différent opposait nos partenaires, et j´osais espérer adoucir les angles, peut-être même trouver un terrain d´entente... Oui, je tiens du Don Quichotte. Bon, c´est raté, et c´est peu dire...

J´en suis désolé pour les Romanès, avec les quels nous avons un passé commun fait d´amitié et de respect. Voir partir en fumée plusieurs mois de travail sur la programmation de notre ensemble est navrant.

J´en suis désolé pour notre public, qui, me semble-t-il, était au rdv, et tout présageait un châpiteau bien rempli pour les deux soirées programmées.

C´est vrai qu´on aurait aimé passer par Paris, voir la Tour, comme disent nos gamins... Ça sera pour une autre fois.

Pourtant, à mon sens, il n´y avait pas de contre-indication pour les deux événements. On aurait pu très bien participer à la Commémoration de l´Insurrection Gitane dans l´après midi à Saint Denis et nous produire ensuite le soir au Cirque à la Porte Maillot, ce n´est pas si loin, en 3h on aurait pu faire le trajet, même avec des bouchons...

Contre mauvaise fortune, bon coeur.  Allez, ouste, au boulot, à l´école! On rentre de notre tournée plus tôt, et ce contre-temps nous permet de moins grignoter sur le temps scolaire des mômes, donc bosser plus à l´école! La Tour, on la verra une autre fois, et j´espère aussi, les uns et les autres, en de meilleurs dispositions et circonstances.

Puisque je vous le dis, Don Quichotte est mon cousin.

Ivan Akimov

Responsable du groupe Kesaj Tchave