Domino
Domino a eu un parcours un peu tortueux, pas vraiment brillant, c´est le moins que l´on puisse dire… Et pourtant, actuellement il file un droit chemin exemplaire, il est un de ceux qui travaillent le plus longtemps avec un CDI dans l´usine de sous-traitance pour les voitures de la région et parvient à subvenir aux besoins de sa famille.
Extrait du journal du bord (tournée 2010)
Le lendemain matin un incident fâcheux vient troubler notre douce villégiature campagnarde. Le portable de Marc, le collaborateur de Martine, disparaît. Il l’avait laissé quelques instants sur la table de la terrasse, posé prés du journal qu’il venait de lire, et le temps de faire un tour à la cuisine, le portable n’était plus là. Pour moi, impossible que ce soit quelqu’un des nôtres. Tout le monde dormait encore, j’étais le seul debout à part Stano et Matej, qui n’auraient certainement fait cela. Martine n’insiste pas, et la journée se poursuit par une lessive géante des costumes et une sortie à la piscine sur les bords de la Loire. Super journée de détente, tout le monde profite de l’eau et du soleil et nous clôturons cette sortie magistrale par un piquenique somptueux avec rillettes et esquimaux à volonté.
Lorsque que nous rentrons Marc me prend à part et m’annonce que durant notre absence il a fait le tour de nos sacs de voyage et a retrouvé son portable. Je n’en revenais pas. J’étais certain que personne des nôtres n’aurait pu faire ça. Nous montons au dortoir avec Helene pour identifier le propriétaire du sac. C’est celui de Domino. Le plus âgé des touts petits. 13 ans. Nous l’appelons, il ne met pas longtemps à reconnaître les faits. Mais il manque encore la carte. On appelle Matej, qui était finalement au courant. Il désigne la poche du veston de Domino où elle est cachée. On fait monter Dusan et Veronika qui sont ses oncle et tente, ainsi que les grands frères, Shnurky et Jaro. Ca gueule. Jaro, super baraqué, lui envoie une mandale qui lui fait dévaler les escaliers du premier étage, et me fait craindre le pire. Domino est mis sur le banc du groupe, à l’écart de tous. Il n’a plus rien à faire avec nous. Il nous fait passer tous pour des voleurs. Nous le laissons planté dans un coin à l’écart sans prendre part à la vie du groupe. Nous avons une sévère explication devant tout le monde en insistant sur la gravité de ce geste qui retombe sur tout le monde, mais je ne veux pas non plus gâcher la soirée à tous, c’est l’anniversaire de Mira, alors on passe à autre chose, mais le cœur n’y est plus. Le lendemain, après avoir tout exemplairement bien rangé selon notre coutume, nous repartons pour Paris. Avec Martine nous nous sommes expliqués, elle comprend cet incident de parcours, n’en fait pas un plat, au contraire, c’est pour que des choses pareilles n’arrivent plus que nous faisons ce que nous faisons. Dans le bus, sans prévenir personne je lance une espèce de jeu de rôles. J’accuse virulemment Perla et Shnurky de vol d’argent et de bijoux. Tout le monde est stupéfait. Ce n’est pas possible. Jamais ils n’auraient fait une chose pareille. Mais si ! Je crie. J’ai des preuves. Véronika, les larmes aux yeux, jure que sa fille n’est pas une voleuse. Je suis intransigeant. On l’a vue ! Lorsque la tension est à son comble, je dis à tous la vérité. Qu’ils n’ont rien volé, mais tant que l’on n’aurait pas trouvé qui a volé le portable, nous aurions été tous considérés comme des voleurs, des menteurs, des sales tsiganes ! Peu importe notre bonne foi, notre renommée, notre parole. C’est pour faire comprendre à tous l’ampleur du geste de Dominique, pour que tout le monde s’investisse dans une responsabilité collective que j’insiste lourdement sur l’incident en signifiant que de toute façon Dominique est exclu du groupe et que j’espère que son père saura lui régler son compte. En fait je ne sais pas trop quelle attitude adopter face à lui. Pour l’instant il est au pilori, il faudra plus tard trouver une occasion pour parler avec lui, le faire parler, essayer de lui donner une chance… qu’il n’oublie pas les journées entières qu’il a passé à attendre dehors sous la pluie à la sortie du bidonville avec Katka à ses côtés qui priait le Ciel pour que l’on passe les prendre pour les emmener en répétition à Kežmarok.
Extrait du journal de bord (été 2016)
Alors, qui envoyer en mission de service civique chez les Intermèdes à Chilly-Mazarin? Après avoir fait le tour de tous les candidats potentiels, ne restait que celui auquel nous n´aurions pas pensé du tout – Domino. Domino, qui assumait parfaitement le rôle d´Averell, le plus grand de sa fraterie, mal dégourdi, pas très finaud, dont tout le monde se moquait avec déléctation. Donc, la question était, prendre le risque d´envoyer celui qui était en dernier de la liste des candidats? Celui qui était le moins déluré, le moins „intello“, celui qui était le plus encré dans sa communauté, le plus „tsigane“ de tous les roms...? Domino avait quand-même un atout pour lui, et c´était son relative autonomie. A la différence des autres, il était plus individuel, on pourrait dire presque solitaire.
Extrait du journal de bord (automne 2016)
Domino s´est parfaitement adapté à sa nouvelle situation, moulé dans son nouveau rôle. Mieux encore, tout ce qui au départ jouait contre lui, en un mot toute son appartenance viscérale à la culture rom, à la culture de la vie des communautés rom des colonies-bidonvilles, tout ce qui aurait pu être considéré comme négatif ou rétrograde, ou au mieux, juste risible, tout cela, au contraire, dans ce contexte particulier, a été hautement positif, valorisant et bénéfique pour tout le monde. Car Dominik a apporté en lui toute cette richesse de sa communauté, dressée par des siècles d´ostarcisme et de rejets à faire face aux épreuves de la vie par une philosophie et une approche de la réalité bien particulière, qui a permi de survivre avec moins que rien... juste avec sa culture. Parfois une chanson vaut plus que de l´or, ou plutôt la faculté d´évacuer ses émotions et le stress permet de ne pas sombrer complétement, et de sauvegarder le bien le plus précieux, l´essentiel – l´existence, la vie. Une anecdote pour illustrer ce rapport a la culture : Domino, lors de ses moments de détente, lorsqu´il avait du crédit sur son forfait de téléphonne, appelait ses frères ou cousins pour passer des coups de fil interminables, de 20, 30 minutes, non pour leur parler, mais pour chanter avec eux. Au téléphonne...
Dans la pratique, nous avons assisté, sidérés, à une transformation incroyable de Domino. Du garçon un peu bé-bête, négligé, toujours parmi les derniers, il est tout à coup devenu un jeune homme bien de sa personne... parfaitement à l´aise dans son nouvel environement social et professionnel, au sein d´une équipe dynamique, intelligeante, éduquée, qui avaient toutes les qualités et compétences, à part celles dans les quelles excellait Domino, à savoir la parfaite connaissance du milieu rom des colonies. Et de plus, il excellait dans la pratiques des codes sociaux, que sont le chant et la danse. Et puisque l´objet de travail de toute l´équipe en question était justement la communauté rom, Domino a été d´emblée, naturellement reconnu comme un véritable expert, ses compétences et qualités ont été reconnues, appréciées à leur juste valeur... et Domino a pu enfin, s´apprécier lui-même à sa juste valeur. Il n´était plus cet éternel Averell des Dalton, dont tout le monde rigolait, ses frères en premier, mais était devenu un membre à part entière de son nouveau collectif de travail, de son nouveau milieu social, qu´il a parfaitement intégré, comme un caméléon, il a fondu avec ce nouvel environnement. De l´éternel dernier de la classe il est passé au premier rang. Et pourtant, au départ, tout, à première vue, jouait contre lui...