6B
Le plus dur avec le 6B, c’est de le trouver… Même avec le GPS ça relève de la prouesse, vu tous les travaux en cours. Mais nous y sommes déjà allés et perdus, donc on y arrive. C’est un immeuble vacant de 6 étages de bureaux, dont la moitié vides, géré par une assoc, qui en loue certains pour pouvoir mettre le reste à disposition pour des activités de créations quelque peu alternatives au premier abord. Nous y recevoir est une gageure, mais nous sentons que c’est une volonté forte et unanime de la part de tous nos hôtes, afin que nous puissions investir ces lieux, non destinés à cet usage initialement. On réussi à trouver une quinzaine de matelas d’origines diverses pour coucher dessus la trentaine que nous sommes et nous prenons possession des lieux. Qui sont assez incroyables et nous mènent de surprise en surprise. Il y a une salle de danse spéciale avec un sol fait de balles de ping-pong. Une salle de cinéma, une cuisine pro, un jaccouzy, et plein d’autres espaces et tout cela à notre disposition. Heureusement que les mômes n’ont pas découverts le jaccouzy – il est dehors, et il fait quand même un peu froid, mais le reste nous est bien utile. On prend petit à petit nos habitudes en ces lieux et nous aussi, nous les marquons de notre présence. A trente, impossible de faire autrement. Mais tout se passe bien, dans une découverte mutuelle décontracté. Le seul hic, est que tout est fait à la va-vite, tous ne sont pas prévenus de notre arrivée, et le lendemain matin au petit déjeuner les jeunes descendent, en me disant qu’il y a un gars bizarre là haut (nous dormons au 5e étage) qui veut nous mettre dehors. Je monte en vitesse, et effectivement le type en question m’apprend qu’il est le responsable de la partie de l’immeuble où nous nous trouvons et qu’il vient d’appeler la police pour effraction et occupation illicite des lieux. Les flics sont en route. Restons calmes. J’essaie de lui démontrer que je n’ai pas le profil d’un casseur, mais il est imperturbable, un vrai incorruptible, investi de sa mission… Heureusement que Pierre, qui nous a fait entrer la veille, m’a laissé sa carte, je réussi à l’appeler et à lui passer le justicier en délire. Après une longue explication, le gars fait marche arrière et rappelle le commissariat pour stopper l’action. Ouf! Je voulais déjà évacuer Irena qui est toujours sans papiers et Stefan qui a du perdre les siens en route. Sacrées émotions… Finalement le séjour se passe très bien. C’est une découverte mutuelle enrichissante. Avec ce que nous mijote Verona tous les midis, il y a de quoi assurer aussi le soir, restent juste les petit-déj, mais vu les heures tardives des sauts de matelas, on s’en sort au niveau nourriture (bien qu’il y ait, comme à l’accoutumée, des rattrapages nutritionnels nocturnes permanents).
Après les trois premières journées de la tournée hyper-intenses, très chargées, pratiquement sans répit, avec de nombreuses interventions et spectacles performants, nous profitons des premiers jours au 6B pour nous reposer et récupérer au maximum. Pour une fois, l’absence des tout petits est un avantage. Les Tomas, Domino et Eric sont quand même plus autonomes que Matej et Kubo qu’on a laissé au pays, et tout le groupe est dans une autogestion satisfaisante, qui me permet de courir à droite et à gauche pour des problèmes divers et donne à Heléne du temps pour se consacrer à sa licence de romistique, qu’elle doit passer en fin de semaine à l’université de Prague. Andréa s’inquiète de notre logistique et nous propose pour mercredi un dîner chez un de ses amis, ce que nous acceptons volontiers. Avant nous faisons un tour au chapiteau qui se trouve sur le terrain de la rue Du Pont à Saint Denis, où a déménagé le Hanul et où nous retrouvons les enfants de feu Parada avec Coralie et Kamo, toujours présentes avec d’autres bénévoles auprès d’eux. Une bonne petite répète, pas trop longue pour cause d’activités circassiennes prévues ce jour, mais bien intense pour mettre tout le monde en appétit pour le spectacle du vendredi, conçu finalement sans modestie aucune comme un Festival Interbidonvilles International Européen – « Akana amen – Maintenant à nous! » et au quel nous aimerions bien les faire participer. Nous proposons de venir les chercher vendredi avec notre bus et de les ramener après le spectacle. Ensuite nous partons sur le terrain de la rue Pierre de Montreuil où nous sommes attendus par nos fervents Issaï, Méklesh et Jenika. Il est déjà tard, il fait noir, une petite pluie fine tombe, mais le préfabriqué dans le quel je pensais faire une petite répète est fermé. J’ai appelé Lili pour qu’elle nous l’ouvre, elle devait arriver d’une seconde à l’autre, mais après mon coup de fil on ne la voit plus. Nous restons donc dehors, sur le bitume devant la caravane d’Issaï, et nous jouons et dansons malgré la pluie et le froid pour ceux qui sont là à nous accueillir. C’est toujours magique et ça fait son effet. On se met d’accord pour qu’ils viennent vendredi à la soirée qu’on organise au 6B, et on file retrouver Andrea. Tout se passe bien, beau cadre juste spacieux ce qu’il faut, ambiance décontracté avec des hôtes cools, Andréa qui est un as des pasta express, Alexandre Romanès qui débarque avec ses enfants, de la musique improvisée qui tourne vers la fin du repas vers un petit spectacle impromptu et un voisin pris de crise d’insomnie aigüe qui tape violemment à la porte en exigeant un silence absolu vers les 9 heures du soir qu’il est, pour cause de réveil matinal à cause du boulot. « Je travaille, moi, môssieur ! » Bien sûr, il promet d’appeler la police, - on devrait avoir une ligne directe à force, on n’insiste pas, on fait le silence total et on repart gentiment comme on est arrivé. Ce n’est pas plus mal, nous aussi on doit se lever très tôt pour aller jouer à Clamart. Comme quoi il n’est pas le seul à bosser en ce bas monde… Mais au moins, nous, on aime bien le travail que l’on fait.
Avec nos amis du 6B nous préparons le festival Akana amen. Ils sont tout à fait d’accord pour le principe de l’événement, qui marquera d’une manière festive la fin de notre séjour, mais sera conçu principalement en direction des jeunes et enfants des terrains franciliens et des nôtres, afin qu’ils puissent passer ensemble un moment décontracté, avec un spectacle en première partie et une « boum » tsigane pour clore la soirée. J’insiste bien sur le caractère juvénile - ado de la manifestation, donc sans alcool à outrance, mais il n’y a aucun problème à ce niveau, on est sur la même longueur d’onde avec nos hôtes, on en restera au coca et jus de fruits. On installe un lieu scénique, Johann débarque juste à temps pour filer un coup de main, même une vraie sono digne de ce nom est à notre disposition. Je pars chercher les participants avec notre bus. Autant à Saint Denis cela ne pose aucun problème, Misa, même prévenu que le jour même, est toujours prêt à nous suivre avec toute sa troupe qu’ils viennent fraîchement de baptiser « Somnakunaï Tchave » (Enfants dorés), puisque Parada n’est plus de ce monde… A Montreuil c’est tout le contraire. Plus tôt on prévient Lili, qui est gardienne officielle au terrain, mandatée par la municipalité, mieux elle trouve des prétextes pour ne pas venir avec sa troupe Bari Shatra et pour carrément faire de l’obstruction aux gosses du terrain afin qu’ils ne viennent pas non plus. Heureusement qu’il y a notre « noyau dur », Mekles, Issaï, Jenicca, Joanna, qui sont indéfectibles et passent outre toutes ces manigances. Donc Lili m’annonce au téléphone que maintenant elle ne prend que des grands spectacles bien payés, sur des grandes scènes. Et ça avec des gosses qui ne sont montés qu’une seule fois sur une vraie scène, l’année dernière lorsque nous avons insisté avec Colette, Jeanne et Bielka pour qu’elle participe avec nous au spectacle des JMM et au Réveillon de la Mairie. Bon, Lili, on comprend. Il y a tellement de volonté d’émerger, de sortir du rang, de se démarquer… et il y a le contexte des familles qui réclament sans cesse de l’argent pour tout. Elle est encore toute jeune, inexpérimentée, parfois enfantine dans ses rapports au spectacle. Ce n’est pas grave, espérons qu’elle pourra quand même continuer à exercer ses talents certains de chorégraphe et chef de groupe. Mais ce qui est plus triste, c’est que des gosses d’autres endroits n’ont pas pu venir non plus, pour divers prétextes qui n’étaient que des paravents pour que des adultes qui sont en contact avec eux se « les gardent » pour eux seuls… Comme si c’était de Kesaj Tchave qu’il s’agissait comme concurrent sur le plan artistique ou émotionnel! On est loin de là. On ne fait que passer. Tout ce que l’on propose, ce sont des rencontres entre ces jeunes, qui sont souvent enfermés dans leurs caravanes, parfois « talibanisés », manipulés. Pour nous, peu importe qu’ils fassent du kesaj, du rap ou du manélé, l’essentiel est qu’ils puissent sortir un peu de leur trou, par exemple participer tout simplement à une boum telle que nous l’avons organisée après le spectacle, c’est un moment magique, une ouverture, une bouffée d’air inespérée, lorsqu’ils peuvent enfin se rencontrer entre eux. Ce sont des instants extraordinaires qu’ils n’ont pas l’occasion de vivre autrement. Peut être même pas une seule fois de leur vie. Une boum ordinaire. Comme celle de vendredi après le spectacle. Alors cela aurait été sympa pour eux d’en faire partie. Comme plus de soixante jeunes de Velká Lomnica, Saint Denis, Rakúsy, Montreuil, Kubachy, Aubervilliers, Veľký Krtíš et Kežmarok…
Nous avons, dés le premier jour à Saint Denis, rencontré trois gamins qui faisaient la manche au feu rouge en bas de l’immeuble où nous logions. Ils lavaient les vitres des voitures à l’arrêt et demandaient la pièce ensuite. Les chauffeurs les engueulaient, et eux, ils continuaient. Du matin (7h) au soir (19h), voir jusqu’à minuit. Dans le froid, l’eau, zigzaguant entre les bagnoles. Le plus petit, Danone, devait avoir 6 ans, il y avait aussi Cassandra, 9 ans et Jonas 13, ans. Nos petits les ont de suite repérés et ont fait connaissance en faisant une démonstration de danse. Le lendemain quand ils nous voyaient le matin passer pour chercher le pain, ils souriaient et faisaient des claquettes en lavant les vitres… Le jour suivant ils sont venus avec nous au petit déjeuner. Après, non. Ils sont restés sur leur réserve, à distance, manifestement sur ordre supérieur… Une rue plus loin mendiait une fillette de dix ans, affalée par terre, immobile durant des heures, on dirait qu’elle était pétrifiée, avec un air complètement absent sur le visage, direct à même le sol froid. Je cogitais sur la portée de nos actions en les voyant là tous les jours. Sacrée école de la vie pour ces gamins qui n’ont sans doute jamais connus l’école de l’éducation nationale. Ils en connaissent une autre, celle de la rue. Tout y passe : l’endurance, la persévérance, l’autonomie, la survie … et surtout l’obéissance. Lorsque, ému, j’en parlais à Vérona, elle m’a dit tout de suite avec son franc-parler qu’il n’y a aucun souci à se faire pour eux. C’est eux les plus riches! Ils dorment sous les ponts, et ils sont couverts d’or… Elle s’étonnait en constatant qu’avant, et elle me citait les noms presque de tous les gosses du groupe que je connaissais, les parents pris en flagrant délit de mendicité de leurs enfants, étaient envoyés directement en prison. Donc les gosses du groupe ne mendient plus, ils vont à l’école, même si les parents continuent à faire la manche. Et maintenant ?! Maintenant il y a beaucoup de bruit à la télé, dans les journaux, on expulse, on renvoie, et les gamins bossent 12 heures, voir plus par jour, qu’il pleuve ou qu’il neige… sans que cela dérange qui que ce soit…