Décembre
Il fait froid, dehors, et bien entendu aussi dedans, à l´intérieur de la cabane de Roman. Chercher du bois dans la foret est périlleux à cause des patrouilles de la police qui surveille de prés, et les peines pour le vol de bois sont lourdes, la prison est au r.d.v., peu importe la météo. Alors Roman cherche par tous les moyens ou et comment se procurer du bois pour se chauffer. Les briquettes en vente dans les magasins sont chères, la foret est impraticable à cause des gendarmes, ne reste qu´à chercher sur le net des occasions impossibles… Une s´est présenté, une bonne âme propose de donner gratuitement des meubles à celui qui les emportera. Roman me passe un coup de fil, on y va, il y aura une commode que Roman gardera telle quelle, pour la placer dans sa cabane, le reste, des meubles en bon état finiront dans le poêle, à chauffer la cabane.
Pour la répétition d´aujourd´hui j´ai passé la consigne de prendre de Lomnica que 6 personnes, juste ce que je pourrais amener en voiture. Je ne veux pas qu´il y en aient qui prennent le train, pour éviter de rentrer dans le noir après la répétition. Ainsi, il n´y en a que 4 au rdv. La petite Veronika, qui n´est pas allée à l´école, elle s´est fait porter malade, Seby, l´as des percus sur les chaises, Roman, et Oliver, un petit nouveau qui vient pour la première fois. Les autres sont à l´école, et Klement, qui a encore demandé tout à l´heure par messenger s´il y a répète, n´est pas venu, il est parti voir sa petite copine à Huncovce... Nous fonctionnons uniquement sur l´initiative personnelle des jeunes, c´est eux qui prennent la décision de venir ou non. Ça a du bon, leur sens d´auto-organisation et la prise en charge individuelle des le petit age, sont étonnants, et on arrive à faire des choses étonnantes, mais par fois c´est aussi décevant, lorsque sur un coup de tête du moment ils faillissent quand on compte le plus sur eux. Et bien sur, aller avoir sa petite copine est un argument de poids, d´autant plus, que la petite copine peut très bien, malgré ses 14 ou 15 ans, devenir sa femme dans les prochains jours, et bien entendu, là, il n´y a plus rien à faire, une fois que les parents auront donné leur accord, la « permission », tout est fini, la vie d´avant est oubliée, on assume son nouveau destin, avec la progéniture qui ne tarde pas à se manifester, et toute participation à la vie du groupe devient impossible, inconcevable dans la façon de voir la vie dans la communauté. Donc on fait avec, en l´occurrence aujourd’hui on ne sera que cinq, tant pis, ou tant mieux, comme ça on pourra faire plus travailler les petits qui sont là.
Mais en arrivant à Kežmarok, nous sommes rejoints par une vingtaine de jeunes de Rakusy, qui eux, n´étaient pas prévus en si grand nombre, mais sont là, le groupe de ceux qui viennent régulièrement, plus 5 ou 6 nouvelles filles, qui nous ont vu lors de notre dernier spectacle dans leur école il y a un mois. Alors, de nouveau changement de conception de la répétition, on s´adapte à la situation, et on fait en fonction de ceux qui sont présents. Donc une « grande » répétition, en prenant en compte les nouvelles filles, pour qu´elles arrivent à suivre. Mais il n´y a pas trop de problèmes, elles arrivent à s´intégrer sans difficultés, il y en a qui sont déjà venues il y a longtemps, alors ça va tout seul.
Le désistement de Klement d´aujourd’hui, me fait de la peine, d´autan plus que Tomáš et Franko sont aussi en train de décrocher. Plus ou moins pour les mêmes raisons, Franko a en plus intégré un groupe de Baptistes, on ne sait pas ce que ça va donner. Cette instabilité chronique est une caractéristique fondamentale des osada. Les gens sont dans une précarité souvent extrême, ils doivent lutter pour survivre, ils doivent affronter et résoudre avant tout le moment présent, et de ce fait n´arrivent pas à se projeter dans l´avenir. Pour les mêmes raisons ils ne prennent pas non plus en compte le passé, donc en ce qui nous concerne, leur investissement, pas plus que le nôtre, dans le travail que nous avons effectué ensemble, dans le parcours en commun que nous avons derrière nous. Les voyages, spectacles, formidables expériences et tout le temps passé ensemble, n´y font rien. Bien sur c´est très décevant, déprimant, on le prend sur soi, mais non, il ne s´agit pas d´une relation particulière vis a vis de nous, c´est comme ça en général dans tous les rapports humains qui régissent les osadas, au sein de la communauté, au sein des familles, c´est comme ça compte tenu des réalités de leur vie qui sont ce qu´elles sont. Nous n´avons pas d´autre choix que de nous adapter, et c´est ce que nous faisons, sinon on ne serait pas la après plus de deux décennies passées dans cet environnement humain et social. Bien entendu, construire quelque chose de valable, de durable, monter un véritable édifice comme nous l´avons fait, est très périlleux, d´un point de vue rationnel, carrément impossible. Ce n´est qu´en nous adaptant à la situation, en n´essayant pas vainement de changer ce qu´il est impossible de changer, qu´on peut y arriver. Car il serait illusoire de croire que l´on peut changer des fondements des relations sociales qui sont le résultat de processus sociaux instaurés par la spécificité de cette population, sa vie, marquée avant tout par la précarité et par la misère, et cela d´autant plus que ces « marques de fabrique » la précarité, la misère et l´exclusion ont toujours cours et ne changent pratiquement en rien par rapport au passé, si ce n´est qu´en empirant...
Mais pour des intervenants extérieurs, que nous sommes, c´est un véritable parcours du combattant, dans le quel on n´est jamais au bout de ses surprises. Nos atouts sont d´une part l´origine rom de Helena, et aussi ses prédispositions musicales et culturelles, dues à son appartenance à une famille de musiciens, accompagné d´un sens de justice sociale rare, et puis aussi, en toute modestie, mon expérience professionnelle musicale, qui ne date pas d´hier. Armés de la sorte, nous pouvons relever les défis que nous pose cette instabilité toute particulière des osada, mais nous pouvons tout aussi profiter de cet inconvénient en en faisant un avantage, c.a.d., miser sur la spontanéité et l´authenticité des jeunes des osada, qui est toute particulière, et que l´on ne trouve que dans cet environnement social si particulier, qui mêle l´exclusion, la misère générationnelle, mais aussi la dynamique du groupe, le sentiment très profond d´appartenance et de fusion avec ce groupe, avec tout ce que cela comporte, de positif et négatif, concepts qui se confondent et perdent leur sens ici...
Il faut une endurance physique, pour mener à bien des répétitions de danses et de chant, qui relèvent souvent des arts martiaux, par l´engagement et la dynamique qui est exigée, toujours dans cette conception de l´investissement total dans le moment présent. Mais aussi, et avant tout, une endurance et résistance psychique, un mental à toute épreuve, car les épreuves, ce n´est pas ce qui manque. Malgré des années de pratique, et des expérience similaires innombrables, les désistements des jeunes avec des renversements de situations que cela génère, affectent toujours le moral. Nous n´avons pas encore de trouvé de remède à cela. Nous ne sommes pas des professionnels, qui pourraient trouver des réponses dans des manuels de psychologie ou pédagogie sociale appliquée, on ne peut compter que sur notre propre expérience. Heureusement, qu´après des années, il y a quand même une certaine défense naturelle qui se met en place. On analyse, on raisonne, on se donne des raisons pour expliquer tout cela, mais ça fait quand même toujours un peu mal... Tout aussi heureusement, on peut dire que parallèlement à ces déceptions, il y a aussi des surprises heureuses, tout aussi inattendues, qui font basculer la balance dans le positif. Comme, par exemple, la venue à la répétition d´aujourd’hui de tout le groupe de Rakusy avec les nouveaux, ce qui n´était pas prévu (ce n´est que de leur propre initiative qu´ils sont venus), ou le message et coup de fil d´Issai, qui s´est manifesté après des années. Issai est un Rom roumain que nous avons connu à Montreuil lorsque nous avons commencé nos activités dans les camps qui fleurissaient à l´époque dans le 93. Issai devait avoir dans les 11 ans, et c´est lui qui nous a enjoint de jouer lorsque nous sommes venus pour la première fois dans son camp. Il faut dire que la situation ce jour n´était pas simple, la nuit une grosse bagarre a eu lieu, entre les Roms, pour des questions de racket sur l´habitat dans ces caravanes de misère. Il y avait du sang partout, la police était là, pas vraiment le moment de faire de la médiation ou du lien culturel. On voulait repartir sur le champ, mais le petit Issai m´a dit, monsieur, restez, jouez. Alors, on est resté, on a joué dans un chapiteau bancal de leur voisinage, et par la suite nous sommes revenus pendant des années. Issai est devenu notre relais, il est devenu un des nôtres. Les années ont passées, toute la génération des Issai et autres Meklesh ou Jenica, des Roms roumains qui ont fait partie de notre groupe pendant des années, a maintenant pas loin de la trentaine, et bien entendu ils ne font plus partie du groupe, ils ont fondés leurs familles, se sont installés. Nous ne sommes plus en contact comme avant, mais on ne se perd pas complètement de vue, on se voit sur le Facebook, à l´occasion on s´appelle, ou même sans occasion, comme aujourd´hui, au petit matin, j´ai reçu un message d´Issai sur le messenger. Ça fait quelques années qu´on ne s´est pas parlé. Il m´apprend qu´il est maintenant au Canada, à Toronto, il a reçu l´asil politique, il a une belle maison, une femme et deux enfants dont il m´envoie des photos magnifiques.
On se donne des nouvelles mutuelles, il m´apprend que, hélas, pour Meklesh, un de nos anciens, ça ne va pas très fort. Il vit seul, il est en Belgique, il a fait des bêtises, ne peut pas rentrer en France. Ça fait de la peine, Meklesh n´était pas gâté par la vie, sa famille, son entourage, tout jouait contre lui. Il a réussi à intégrer notre groupe, seulement après deux années, car au début il s´s'enfuyait au premier feu rouge lorsqu´il montait dans notre bus. Mais après il a été vraiment un des nôtres, a filé le bon chemin, ne faisait plus de bêtises, il est carrément venu à plusieurs reprises chez nous en Slovaquie, et a même appris à lire et à écrire dans notre école, lui, le Rom roumain a appris à lire et à écrire en slovaque, alors qu´il avait déjà plus de 18 ans, et il n´est encore jamais allé à l´école jusque là. Après on s´est perdu un peu de vue. Issai l´aurait bien amené avec lui au Canada, mais Meklesh est trop plongé dans sa vie d´exclusion. On peut aider quelqu´un, mais que jusqu´ à un certain point. Si l´individu ne veut pas changer lui même, rien n´y fera, ce n´est pas la peine d´insister. Je suis étonné par la maturité des propos d´Issai, ca me fait le plus grand bien, et fait de nouveau balancer la balance dans le positif...
Aurélia, de Veľká Lomnica, a fait partie du groupe il y a une quinzaine d´années. Lors d´un de nos spectacles à Montpellier, un jeune Gitan catalan a eu le coup de foudre pour elle, il voulait se marier tout de suite, et même un an après il me téléphonait pour prendre des nouvelles d´Allégria, comme il l'appelait...
Je n'ai pas revu Aurélia - Allegria au moins depuis dix ans. Tout à coup, elle m'écrit sur le messenger il y a quelques jours, en me demandant si son fils Marek peut venir chez nous. Il n'arrête pas de danser et de chanter, il pleure pour pouvoir venir. Pleurer est un argument au-dessus de tout chez les Roms, mais même sans cela, bien sûr, il peut venir, nous serons heureux de l'accueillir. A partir de ce moment le petit Marek n'arrête pas de m'envoyer des messages, comme quoi il est prêt, quand est-ce qu'on vient le chercher. Il a dû m'écrire au moins vingt fois. Le lendemain il n'est pas près de la voie de chemin de fer à m'attendre comme nous avons convenu, alors on va faire un tour à la colonie pour voir s'il n'est pas là. Effectivement, il traîne au milieu du bidonville, avec un autre copain, alors les embarque tous les deux.
Un autre Marek, plus grand, celui qu'on appelle le Gendarme, est réapparu subitement. Ce Marek là n'est pas facile à mener. Son père est toujours en prison, il a reçu la perpétuité, mais peut être qu´il aura un aménagement de peine et sortira plus tôt, mais ce n'est pas pour demain. J'ai été un peu strict avec lui il y a deux mois, alors il ne venait plus aux répétitions. C'est bien qu´il revienne, l'encadrement du groupe lui fera le plus grand bien.