Juin

Le tournage hyper intense de la fin du mois de mai nous a fait office de méga répétition et nous allons marquer une pause, étant complètement épuisés et saturés par tout ce qui touche au spectacle, à la danse et au groupe, tout simplement. Il faut prendre du repos, se reposer de nous mêmes, prendre un peu distances pour mieux se retrouver ensuite. 
Mais cela ne veut pas dire que nous perdons tout contact, au contraire, avec Roman c´est la continuité assurée en toutes circonstances. Les conditions matérielles de Roman et de sa famille nombreuse sont toujours les mêmes, relevant plus du Moyen Age que du 21 siècle. Le pire, c´est que c´est une situation figée, on n´arrive pas à y trouver de solution, quelque soit l´option que nous entrevoyons, ce n´est jamais la bonne.  Dans la myriade de problèmes aux quels doit faire face Roman, celui de l´habitat tient la première place. Son cabanon est tout simplement inhabitable. Éventrée, la cabane est le lieu de rdv nocturnes des rats omniprésents sur la décharge qui tient lieu du décor naturel de cet habitat plus que précaire. 
 
Depuis que nous sommes partis, et revenus de notre tournée une dizaine de jours plus tard, d´autres cabanons du même acabit ont rejoints celui de Roman, et c´est tout un nouveau quartier insalubre qui prend naissance sur cette décharge. Roman cherche sur l´internet des cabanes ou des caravanes à vendre, mais soit c´est trop cher, ou c´est du même genre de ce qu´il a déjà. En plus il y a maintenant une nouvelle concentration de personnes sur un espace réduit, et le moins que l´on puisse dire, c´est que la cohabitation ne se passe pas au mieux. Ils ont beau être logés à la même enseigne, il n´y a pas le moindre sentiment de solidarité, au contraire, c´est l´agressivité, la haine et la violence gratuite qui font la loi. Lorsque je viens avec Roman faire un état des lieux, pour voir comment on pourrait y installer une caravane ou une cabane, si on parvenait à en acquérir une, c´est tout juste si une bagarre n´éclate pas, tellement les plausibles voisins sont montés contre Roman et contre le monde entier. Il faut dire que ces personnes sont dans, ce qu´on définit communément comme,  une déchéance totale. Marginalisés parmi les marginaux, alcoolisés, absolument inaptes à aucun dialogue. Les rats qui sont un vrai danger pour la famille de Roman, c´est une chose, ce voisinage c´est encore pire, je n´arrive pas à imaginer comment Roman pourrait s´installer là. En plus c´est en plein milieu de la décharge, il y a des montagnes de détritus tout autour, qui ne font que s´agrandir tous les jours. 
L´achat d´une nouvelle cabane dans ces conditions n´est pas à l´ordre du jour, de toute manière après la tournée avec le bilan négatif financier nous n´avons pas de quoi faire de projets d´acquisition de quoi que ce soit.
Ne reste qu´à essayer de colmater quand même tant bien que mal la cabane actuelle, c.à.d., monter des murs en dur le long des murs en carton-pâte, pour abattre ensuite ceux-ci, afin de se retrouver avec une petite bâtisse construite avec des parpaings, à travers les quels les rats ne pourront plus  passer, comme ils le font maintenant. 
En attendant on lui a livré deux grosses bennes de meubles et de mobilier suite à la fermeture d´un magasin de nos amis. 
La livraison du matériel est digne des meilleurs scénarios de Kusturica. Déjà, faire venir la benne en plein milieu de la colonie sans écraser personne tient du miracle. 
S'ensuit une récupération sauvage du contenu de la benne. Chacun essaie de récupérer quelque chose  pour l'emporter manu militari chez soi, on essaie de surveiller, mais on ne peut pas tout contrôler.
La grand-mère de Roman intervient, elle n´est pas dans un de ses bons jours, mal lunée, elle s'offusque, qu'est-ce que c'est que tout ce bordel ! Cela fait bien rigoler tout le monde et le déchargement sauvage continue de plus belle. 
L'Eldorado de la récupération continue encore, il restera encore quelques cartons qui finiront, faute de preneurs, à la benne de la colonie, qui trône pas loin du point d'eau...
Cette situation ingérable de Roman est un véritable fardeau pour nous aussi, car nous  sommes continuellement témoins de ce désastre au jour le jour, nous intervenons comme nous pouvons, mais sans pouvoir apporter de solution véritable, ce n´est que du palliatif au jour le jour.
Les histoires d´argent pourrissent aussi la pratique des répétitions. La venue des jeunes de Rakusy est gérée et organisée par Dominik, les plus âgé du groupe. Ses parents lui avancent les 30 ou 40 euros nécessaires pour payer le bus à l´aller, nous les lui remboursons ensuite et lui donnons ce qu´il faut pour rentrer. C´est déjà un progrès considérable, que les parents interviennent de la sorte, et qu´ils acceptent de participer « gratuitement » à l´organisation des répétitions. Car, n´oublions pas, rien ne se fait gratuitement ici. 
Mais le problème survient lorsqu´il s´agit de vérifier la somme exacte qu´ont coûté les tickets de bus. Dominik dit que les chauffeurs refusent de lui donner des billets de bus, ils font voyager les jeunes sans tickets, au noir, et ils encaissent ainsi le prix des billets dans leur poche. Sarah (22 ans) accuse Dominik (17 ans) de surenchérir la somme qu il nous fait payer, pour se garder quelques euros pour lui, qu´il ne veut pas partager avec elle. Elle avait faim, et Dominik n´a pas voulu lui acheter à manger. Résultat, Dominik ne veut plus s´occuper des billets, Sarah ne veut plus faire partie du groupe. Nous avons encore un gros spectacle dans deux semaines, ce n´est pas le moment de faire n´importe quoi. Ce sont des broutilles, mais ça pourrit nos rapports, il y a un climat de méfiance qui ne profite à personne. Dominik est influencé par ses copains, qui veulent générer un excédent pour s´acheter des cigarettes, Sarah est jalouse, les autres de même… 
Bref, c´est une situation que nous n´arrivons pas à contrôler, et que nous subissons, au lieu de la gérer. C´est nuisible surtout au niveau de la participation des jeunes aux répétitions. Le choix des participants en incombe à Dominik, et c´est plus qu´aléatoire. Dominik est pourtant le plus ancien des garçons actuellement, sérieux, on a un bon rapport avec lui, mais il y a encore des lacunes, et puis c´est très difficile de gérer les rapports entre les uns et les autres au bidonville. Durant des années je le faisais naturellement en venant chercher les jeunes et les enfants personnellement en voiture, mais ce n´est plus possible. Ces aller-retours sont beaucoup trop fatigants, exténuants et dangereux à la longue, je n´ose plus prendre plein de passagers en surnombre comme je le faisais avant. Avant, cela me faisait 4 heures d´allers-retours pour une répétition, je ne suis plus en mesure de faire pareil maintenant. Nous avons encore ce spectacle à la mi-juillet à faire, après on marquera une pause, et on cherchera une autre solution pour organiser le transport aux répétitions. 
 
 
 
 
 
Une action qui n´a pas eu lieu. La réalité des localités à forte concentration de population rom marginalisée, en langage courant les colonies-bidonvilles tsiganes, est partout la même. Lorsqu´il nous arrive de temps en temps de rencontrer au hasard de nos contacts "de travail" (les demandes de congés exceptionnels pour les spectacles et les tournées) des enseignants et directrices des établissements que fréquentent nos jeunes, et d´échanger quelques mots informels ensemble, nous sommes automatiquement sur la même longueur d'onde, nous rencontrons absolument les mêmes problèmes spécifiques, liés à la situation spécifique qui caractérise ces localités.  Un exemple entre autres - Le service culturel de la ville de Poprad, plus précisément une de ses employées, a de sa propre initiative organisé la projection du documentaire Kesaj Tchave, récemment tourné par Jozef Banyak, dans une école rom de la région. Tout a été mis en place, la directrice de l'école a mobilisé ses élèves, une affiche a été créée, on m'a demandé de venir commenter la projection. Pourquoi pas. Le jour "J" je reçois un coup de fil m'informant que l'action n'aura pas lieu, on va essayer de la réaliser à la rentrée. Pourquoi ? Pour la simple raison que ce matin, il n´y a eu personne à l'école. Si, il y avait les enseignants, la directrice, j'étais prêt à venir pour mon intervention, mais il manquait l'essentiel, les élèves. Les élèves ne sont pas venus, parce que la  veille il y avait à l´osada les premières communions. Une soixantaine. Donc, tout à fait naturellement, le lendemain il n´y a pas eu d'élèves à l´école. La veille, à l´osada c´était la fête, il serait illusoire d´attendre que quelqu´un vienne en cours. Il ne s'agit pas de porter un jugement, si c´est bien ou non, si la directrice devrait donner des blâmes ou non... Il s'agit tout simplement de voir la réalité telle qu´elle est, de ne pas se cacher derrière les belles paroles et préceptes d'égalité de chances et de moyens matériels fournis par l´UE. Non, cet incident anecdotique, un parmi d'autres, témoigne d'une réalité qui est là, dure comme du fer, et l'ignorer en faisant l'autruche ne sert bien entendu à rien.