Début de l´année

Un mois de janvier appliqué, travailleur. Pas de trêve hivernale, nous avons travaillé, répété, consciencieusement, dans la mesure de nos moyens. Ceux-ci étant limités, nous ne pouvons pas dépasser deux répétitions par semaine, et cela à nos risques et périls, en espérant des jours meilleurs au niveau des finances. Parfois nous allions sur trois répétitions hebdomadaires, mais ça a été périlleux, et il a fallu compenser, donc réduire par la suite…
Le groupe bénéficie d´une bonne dynamique, les petits comme les grands en redemandent, alors on ne se fait pas prier, les entraînements sont très dynamiques, on repousse les limites, et cela donne des résultats – vers la fin du mois de janvier le constat d´une amélioration et du progrès au niveau de l´ensemble est là, ce qui est encourageant et motivant pour la suite. Et cela malgré le constant renouvellement des troupes, surtout au niveau des petits et moyens.
J´insiste pour prendre des nouveaux, n´importe quel gamin qui traîne sur le bord de la route qui mène au bidonville peut venir chez nous. Peu importe si ce ne sera qu´une fois, mais au moins une fois il aura vécu autre chose que son sort au quotidien. Et puis certains reviennent, deviennent des nouvelles vedettes du groupe, comme par ex. le petit Igor ou sa sœur Terezka.
Au niveau des parents cela ne pose aucun problème, ils ne savent pas ou sont leurs petits et ne s´en soucient pas trop, c´est la règle au bidonville, chacun se débrouille tout seul, comme il peut. Cela donne une autonomie incroyable, on voit des gamins de trois ou quatre ans ramasser des câbles, pour les brûler et les porter ensuite chez le ferrailleur pour gagner quelques sous, pareil avec des bouteilles en plastic qui sont maintenant consignées et qui peuvent rapporter quelques centimes, alors les petits sont à la ramasse de tout ce qui traîne dans les environs. D´ailleurs, pas que les petits, les adultes ramassent aussi de plus belle, ce qui a le mérite d´assainir un peu l´environnement, qui en a le plus grand besoin…
Au niveau des grands il y a aussi un ressaisissement, ceux qui étaient un peu à la traîne, arrivent à se concentrer et s´investir pleinement. Il faut dire qu´au niveau de la dynamique nous mettons vraiment le paquet. Surtout à l´aide de la section des percussions qui devient prépondérante.
Les percussionnistes en herbes qu´ils étaient il y a pas longtemps, parviennent à s´affirmer de plus en plus, et en tapant sur tout ce qui est à la porté de la main, on arrive à produire une espèce de dynamique transcendantale, qui entraîne tout le reste du groupe dans cette transe collective qui est notre marque de fabrique. Et toujours selon la sacro sainte règle, que plus on fait de bruit, plus c´est, du moins en apparence, « bordélique », plus cela nécessite une vraie discipline, parfois carrément de fer, comme à l´armée, sinon ce ne serait que du n´importe quoi, et on n´arriverait à rien.
Ce n´est pas le cas, nous arrivons avec notre méthode simple et efficace à obtenir des résultats, et cela fait plaisir et motive tout le monde pour s´engager encore plus. Avec, bien sûr, la satisfaction de poursuivre et parfaire non seulement « l´objet artistique », mais aussi « l´objet pédagogique » de notre démarche. Ces séances, très dynamiques, exigent une concentration extrême, et une application et engagement tout aussi extrêmes, sont d´excellents outils éducatifs, apportant aux jeunes tout ce qui leur manque dans leur quotidien – la discipline, le goût de l´effort, le respect et l´autorité tout simplement.
Sinon le paysage social, bien entendu, ne change pas. En amenant les petits à la répétition je demande à Roman qui est le garçon assis à la station des bus, il me répond que le gars en question est recherché par le service social qui est venu le cueillir pour l'amener à l'orphelinat. Il s'est enfui, reste assis penaud à la sortie du bidonville, il se fera rattraper dans peu de temps. En prenant des nouvelles des uns et des autres j'apprends que le petit gars qui a attaqué et dévalisé un retraité à la gare des trains de Poprad l'année dernière est en prison, et il n´est pas prés d´en sortir.
La violence, parfois latente, parfois explosant au grand jour, est omniprésente. Lors d´une des répétitions, pendant le trajet en train, juste deux stations, Matej a faille se battre avec des jeunes de Huncovce, la seule station sur la trajet. Il y a toujours eu des animosités entre les bidonvilles de Huncovce et Velka Lomnica, comme entre tous les autres, c´est la tradition, une espèce de folklore archaïque qui a du mal à disparaître. Matej a regardé de travers un des jeunes de Huncovce, celui-ci s´est senti offensé, heureusement que Kika a réussi à calmer le jeu, et il n´y a pas eu de bagarre dans le train. A la descente de celui-ci les jeunes de Huncovce ont poursuivi Matej et les nôtres pour en découdre avec eux. Ils sont arrivés ainsi jusqu´à notre local de répétitions et sont entrés dans notre salle de danse. Moi, je ne savais pas de quoi il était question, et je les ai pris automatiquement dans notre mouvement, les faisant chanter et danser comme tout le monde, ne leur demandant pas leur avis, chez nous on fait tout comme tout le monde, et basta. Interloqués, les jeunes de Huncovce n´ont pas eu le temps de réagir, ils n´ont pu que se plier à la règle générale, et ils ont gauchement déambulé au son de notre musique comme le reste du groupe. Ce n´était pas évident, ce n´étaient pas des gamins, mais des grands ados de 16 – 17 ans ou plus, cela aurait pu mal tourner. Je sentais bien qu´il y avait quelque chose, mais pris dans ma dynamique et énergie frénétique, je n´avais pas le temps de faire dans le détail, et il en a été bien ainsi, le problème était réglé, du moins pour le moment. Par la suite, ces jeunes sont revenus, tout doux, calmes, en voulant participer aux répétitions. Pourquoi pas, on verra ce que ça va donner, mais il va falloir ouvrir l´œil…
Malgré les carences financières, sérieuses, nous poursuivons les répétitions à grands effectifs, à raison de deux fois par semaine, parfois, mais hélas rarement, plus. La moyenne de participants tourne facilement autour de la cinquantaine. Donc un bon paquet de jeunes, allant des plus petits à partir de 4 ans jusqu´aux jeunes adultes ayant dépassé la vingtaine. Mais la moyenne d'âge est de 15 – 16 ans, donc l'adolescence. L'adolescence avec tout son lot de réjouissances qui accompagnent cette étape toute particulière dans la vie de tout individu. Avec la prise en compte que la maturité physique est ici plus précoce de quelques années par rapport à la moyenne dans la majorité. Somme toute, il n´y a pas trop de problèmes, ce qui ne veut pas dire qu´il n´y en a pas. On gère au fur et à mesure qu´ils apparaissent, on gère en sautant dans le tas, en pleine action, toujours dans l´excès, vu la dynamique effrénée des entraînements lors de répétitions.
Tout est dans l´action. On fonce à 200 à l'heure, tout problème doit être traité et résolu sur le champ, tout de suite, sans interrompre le tempo diabolique de l´action dans la salle de répétitions. C´est pas plus mal comme ça, on réagit sur le vif, avec des réactions à fleur de peau, émotionnelles, mais bien sur, avec tout le rationnel derrière, sur lequel tout tient quand même, donc pas que sur l'émotionnel, comme cela pourrait sembler à première vue. Comme outils pédagogiques il y a en premier lieu les « pompes ». Au moindre signe d´inattention, de relâchement, de bavardage, hop, une série de pompes, sans pourtant arrêter le tempo, les autres continuent comme si rien n´était, ça fait rigoler tout le monde et on continue de plus belle. L´étape suivante c´est la mise à la porte, momentanée, on rappelle le fautif peu de temps après. Si ça ne suffit pas je prends le récalcitrant à part, dans la pièce voisine, je lui explique vite fait de quoi il est question, en lui signifiant que la porte est grande ouverte, il peut s´en aller quand il veut, ici on court après personne, les places sont chères, et nombreux sont ceux qui pourraient prendre la place de celui qui voudrait partir. Tout cela toujours dans le tempo, on a pas le temps de s´attarder, il faut vite rejoindre le groupe qui continue sans s´arrêter, et c´est ce qui´il y a de bien, on replonge dans l´action, qui en général est le meilleur remède universel à tous les maux de l´adolescence que l´on rencontre sur le chemin. Lorsque la tension monte trop, il faut surveiller le retour par la station des bus et la gare des trains, tout peut arriver, surtout si nous avons parmi nous des nouveaux que nous ne connaissons pas du tout, comme en ce moment ceux de Huncovce, qui ont autour de la vingtaine.
Et puis le summum de cette pédagogie appliquée, ce sont le balai et la serpillère. Tout le monde doit participer au nettoyage des locaux après la répétition, les fortes têtes en premier lieu. Tout est fait dans l´action, en pleine vitesse, les gars se retrouvent avec un balai dans la main, sans avoir compris d'où il vient, et se retrouvent à balayer sans avoir le temps de réagir ou de refuser. Tout le monde rigole, et même ceux pour qui cela pourrait paraître incompatible avec l´image qu´il se font d´eux-mêmes, balaient, essuient, bref, ils se plient à la discipline, à l´autorité, ils font partie du groupe. Un groupe excessivement tsigane, mais tout aussi excessivement discipliné, l´un ne contredisant plus l´autre…
Roman poursuit son éternelle anabase des aller-retours entre son bidonville et celui de ses beaux-parents, au gré des mises à la porte respectives quand il n´a plus un sou. Son cabanon est toujours aussi détraqué, les rats y ont accès jour et nuit, et ils ne s´en privent pas, surtout la nuit. En février il y a eu une période glaciale, avec moins 20° la nuit, mais ça n´a pas empêché la mamie de Roman de le mettre à la porte avec ses quatre gamins dans les bras. Par moins 20°, il faut le faire ! Et la mamie l´a fait. Roman était parti pour deux semaines chez ses beaux-parents, car il faisait trop froid pour survivre à Lomnica, mais il a bien fallu revenir un jour, lorsque chez les beaux-parents il n´y avait plus de quoi manger. Au retour à Lomnica, comme d´habitude, Roman n´a pu que constater qu´on a une fois de plus éfractionné son cabanon, quelqu´un a profité de son absence pour lui voler les tuyaux de son poêle de chauffage. Malgré le froid glacial personne n´a voulu l'accueillir, bien qu´il y avait de la place chez sa grand-mère, et il a fallu qu´il retourne chez les beaux-parents, alors qu´il y a encore une heure il a juré qu´il ne reviendrait plus jamais là-bas. On lui a acheté deux tuyaux pour 20 eu, et il a pu revenir le lendemain, mais ce n´est pas la panacée, les rats, le froid, les voisins, tout pour plaire. Notre ami Pavel de Prague a promis de lui donner une caravane, espérons qu´il va tenir la parole, mais Prague, c´est loin…
Nous avons eu le retour de quelques anciens, qui ont fait partie du groupe il y a quelques années, puis ils ont disparu, ont essayé autre chose, et puis ils réapparaissent… Quelque mots de remontrances pour signifier qu´ils auraient pu au moins dire au revoir, et puis on passe à autre chose. Duško de Rakusy vit maintenant à Podhorany, et il a ramené avec lui trois filles qui ont de belles voix et savent s´en servir, ce qui tombe on ne peut mieux. Le chant a toujours été notre point faible, en général lorsque quelqu´un apprend à chanter il part aussitôt, car c´est le temps pour se marier, travailler, ou autre chose, bref, la vie… Et nous en sommes en général toujours à l´étape d´apprentissage des futurs chanteurs, l´éveil de la voix, on leur apprend à être désinhibés, à donner de la voix, donc à crier, ce qu´ils font volontiers, surtout les petits, mais force est de reconnaître que l´effet n´est pas toujours des plus probants, tout le monde crie, gueule, pour employer l´expression appropriée, avec le renfort féroce de la section des percussions tout aussi féroces, qui sont de celles qui tapent sur tout ce qui résiste tant soit peu, et il ne reste qu´à s´en remettre à la transe collective qui n'adoucit pas les mœurs, mais adoucit l´oreille, qui n´a d´autre choix que de s´adapter à ce brouhaha volcanique, et faire comme si rien n´était.
Ceci est bien sur valable pour les participants directs, les chanteurs brailleurs, je n´ose imaginer ce que ça ferait aux spectateurs éventuels, mais pour le moment il n´y en a pas, nous n´avons pas de spectacles en ce moment, alors on y va crescendo, forte, fortissimo ! Et on essaie de mettre en place les voix avec les nouvelles chanteuses, tant qu´elles sont là . Car rien de plus incertain quand à leur avenir et devenir chez nous, la preuve les éternels déboires que nous avons avec les filles de Rakúsy, avec lesquelles nous nous sommes pourtant énormément investis, et nous ne sommes toujours pas au bout de nos peines et surprises avec leur assiduité, mise à mal par les interventions du démoniaques Lubo, qui, faut bien le dire, qui assume parfaitement le rôle du Méfisto ténébreux par excellence, tant son égo est démesuré, et il ne connaît aucune limite pour parvenir à ses fins. Parmi les garçons qui reviennent il y aussi Nicolas, maintenant plus haut de deux têtes, pour le chant il tient de sa sœur Perska, qui était à l´époque (il y a dix ans) notre Édith Piaf de service, avec une voix d´or, et une vie de misère, tout ce qu´il a de miséreux. Perska ne peut pas revenir, et pour cause, elle vient d'accoucher de son septième petit, et pourtant elle n´a que 23 ans.
Nous attendons la réponse de notre Ministère de la Culture en ce qui concerne l'éventuelle subvention pour un pèlerinage aux Saintes Maries de la Mer. On devrait connaître la réponse d´ici un mois, il s´agit d´une somme relativement importante, qui engloberait tout le budget relatif à une telle tournée. Aucune idée sur les chances que cela passe, mais même si cela passerait, je ne sais pas comment ferons nous, car en général les montants des subventions nationales ne sont alloués que dans le courant de l´année, parfois même vers la fin de l´année, les associations n´ont qu´ à se débrouiller comme elles peuvent pour réaliser leurs projets en attendant.
Hélas, en ce qui concerne la subvention du CCFD, nous n´avons, non plus, aucune nouvelle. Il est impossible de joindre la centrale et nous ne savons pas à quoi nous en tenir. Tout cela n´ajoute pas à la sérénité, mais il y a au moins de l´espoir.
Nous avons été sollicités pour un spectacle par la Municipalité de Bystrany, un village essentiellement rom, dirigé et géré par des Roms, ou nous nous sommes produits il y a un an et tout s´est très bien passé. Cela tombait bien, nous n´avons pas de productions en ce moment et tout le monde se réjouissait de pouvoir de nouveau monter sur scène. Nous nous sommes consciencieusement préparés, malgré la disette financière nous avons mis le paquet, en nous disant que nous lèverons le pied au niveau des répétitions ensuite, une fois le spectacle passé. Le jour J nous étions tous prêts, les costumes étaient lavés, parfumés, les jeunes attendaient impatiemment dans leurs bidonvilles respectifs que le bus vienne les prendre pour les amener sur les lieux du spectacle. Et personne n´est venu. Les organisateurs nous ont fait attendre toute la journée en nous assurant qu´ils cherchaient un chauffeur de bus, le leur venait de tomber malade. En fin de journée il était évident qu´il n´en serait rien et notre spectacle était annulé. Inutile de dire quelle était la déception dans les colonies. Les petits ont pleuré, déçus de ne pas pouvoir partir montrer au monde entier ce de quoi ils étaient capables. En bien. Cela a le mérite au moins de montrer l´importance que représente à leurs yeux notre action et notre investissement auprès d´eux… On continue à répéter, en espérant qu´une prochaine occasion va se présenter et qu´elle aboutira.