printemps 2017
Personne n’est prophète en son pays, nous ne faisons pas exception à cette règle immuable, et moins on est sollicité chez nous, plus on nous demande à l’étranger. Le calme plat au niveau national est troublé, dans le bon sens, par une invitation à la Fête de la Danse à Genève. C’est un événement de grande envergure, qui, à l’image de la Fête de la Musique en France, réunit dans la Suisse entière plus de 80 000 participants, qui durant la première semaine de mai s’adonnent à toutes les formes de danses, allant du classique au hip hop, le tango, la salsa, le break, tout y passe. C’est très bien organisé, normal, la Suisse oblige, et c’est très impressionnant. Outre les manifestations de masse, de nombreuses compagnies de danse, des ballets, dont certains de renommée mondiale, prennent part à l’événement en présentant ce qu’ils ont de mieux à leur répertoire. Donc, tout un honneur pour nous que de faire partie de ce beau monde, et en plus, nous avons le privilège d’être « l’Invité spécial » de l’édition 2017. Cette aubaine, nous la devons à Cèline, une genevoise, qui nous a découverts sur l’internet, elle est venue passer une petite semaine chez nous avec ses grands enfants l’année dernière, et a ensuite embrayée sur le contact avec le festival, dont la présidente est une amie à elle. Mais ça ne veut pas dire que nous sommes là par piston, loin de là. La direction du festival s’est déplacée en hiver à Paris, où nous étions en tournée, ils ont vérifié la qualité du « produit », et ce n’est qu’ensuite que nous avons conclu sur notre participation. Nous nous sommes produits à maintes reprises dans de différents endroits de Genève, sur scène, dans des associations, dans un gymnase, au super-marché, à l´école, bref un peu partout. Le point culminant était le spectacle en soirée à l’Alhambra, un des plus beaux théâtres de la ville. Partout, un franc succès et un public acquis dès le premier jour. Les médias n’étaient pas en reste, nous avons eu des super articles et des photos dignes des stars. Genève ne correspondait absolument pas à l’image de la ville de banquiers et de snobs, qu’on s’en fait d’habitude. J’étais un peu comme Obélix, qui n’arrêtait pas de nager dans le Lac de Genève, en demandant, mais où sont ces montagnes… Moi aussi, j’aurais pu demander, mais où sont ces vils banquiers et ces bourgeois qui ne pensent qu’à leurs sous… C’était tout le contraire. Nous étions accueillis par des associations qui s’occupent des jeunes en rupture, en l’occurrence c’est eux qui assuraient notre restauration tout au long de notre séjour, et c’était une rencontre vraiment formidable. Des gens très chaleureux, très investis dans leur mission, à l’opposé de cette caricature du Suisse banquier qui fait jurisprudence à l’international. Comme quoi, il n’y a pas que les tsiganes qui traînent des casseroles de préjugés tordus…
Ce séjour s’est vraiment très bien passé. Les organisateurs, des amis, étaient aux petits soins pour nous. Nous étions hébergés dans un énorme dortoir, avec une centaine de lits superposés, peu importe, cela nous permet d’avoir tout le monde à l’œil, sous contrôle. Mon lit est à l’entrée, je surveille tout. Mais point n’est besoin d’excès en ce sens. Il n’y a aucun fait divers à déplorer au niveau de la discipline et de la cohésion du groupe. Au contraire, tous prennent volontiers part à toutes les activités en dehors des spectacles. Lorsque nous intervenons dans une école élémentaire du centre Genève, avec d’autres groupes, nous avons ensuite un temps d’attente assez long à passer dans la cour, avant de partir dîner. Je me demande ce que l’on va bien pouvoir faire toute l’après-midi dans cet espace fermé, avec plus d’une centaine de petits suisses de toutes provenances et origines, d’environ de 10 ans d’âge moyen, qui courent dans tous les sens dans cette cour de recréé. Mais nos jeunes, naturellement, sans qu’on ait rien à leur demander, se sont fondus dans cette masse juvénile, à jouer avec eux, à se courir après, à danser, chanter, comme avec leurs petits frères et soeurs du bidonville. Inutile de dire que les petits autochtones genevois étaient ravis, et ne voyaient pas le temps passer. Les enseignants qui étaient de service n’avaient pas à bouger le petit doigt…
Grenoble
De Genève, ce n’est qu’un saut jusqu’à Grenoble, alors nous avons sollicités les organisateurs du festival pour qu’ils nous réservent une plage horaire afin que nous puissions y faire un petit aller retour vite fait et rendre une visite éclair à nos amis de l’association Mme Ruetabaga, qui sont affiliés aux Intermèdes et partagent avec ceux-ci les mêmes convictions et engagements socio-pédagogiques. Mélody, une jeune passionaria des ateliers de rue nous organise une réception en bonne et due forme, avec rencontres, échanges, ravitaillement, et bien sûr, un spectacle grandeur nature de notre part. Nous arrivons à Grenoble en fin de journée, il pleut, on ne peut pas garer le bus dans leur rue, trop petite, alors on organise un débarquement à la Normandie, chacun prend quelque chose, les instruments de musique, les costumes, tout est évacué du bus au pas de course, vite, pour être rapidement au sec. Mais où ? Nous sommes à l’entrée d’un drôle d’édifice. Le bâtiment pourrait aisément abriter un marché aux puces improvisé, il en a toute l’allure. Mélody m’assure que ce n’est pas un squat, mais ça y ressemble comme deux gouttes d’eau. On n’a rien contre les squats, on s’y produit assez souvent, mais c’est quand on dit que ce n’est pas un squat, alors que toutes les apparences prouvent que c’est le contraire, que joue un effet de surprise qui peut mettre à mal le moral du visiteur bien intentionné au départ. Nous espérions nous retrouver au sec, et c’est dans un espèce de garage souterrain au rez-de-chaussée, aux allures de Venise sous la grande marrée que nous arrivons. Des grillages en lambeaux, des fauteuils éventrés, des toilettes made in Kaboul après un attentat terroriste, et de la flotte partout. La pluie provoque une aimable inondation, qui provoque une panne d’électricité à répétition, bref, l’endroit est charmant, et pas avenant pour le moins du monde. Que faire ? J’essaie de positiver pour que Helena ne fasse pas demi-tour immédiatement. Les vestiaires à la mode vénitienne, il ne manque plus que les gondoliers, sont durs à avaler, on ne s’étonnerait pas que des rats ne viennent faire trempette entre nos pieds. Il n’y a même pas où poser les costumes, on attrape vite quelques balais qui traînent par là pour essayer d’évacuer l’eau qui entre de partout. Va-t-il s’arrêter de pleuvoir ? That is the question. On monte à l’étage, c’est un peu mieux, l’eau n’est quand même pas monté jusque là, et bien que sans chauffage, la pièce offre tant bien que mal un semblant de confort par rapport à l’entresol du bas. Je descends repérer la scène. Où plutôt l’espace scénique où nous sommes sensés de nous produire tout à l’heure. C’est un garage d’immeuble, avec env. 2 mètres et quelques de hauteur de plafond, éclairé par une ampoule au bout d’un fil pendouillant d’un plafond qu’on pourrait très bien confondre avec un sol, s’il n’était pas en haut, mais en bas… De toute façon, il n’y aura pas de revitalisation des lieux d’ici la fin du siècle, plutôt une démolition qui doit être certainement programmée pour dans pas longtemps, alors on fera avec. Je réalise que, vu qu’on en est à la cinquième panne d’électricité depuis les dix minutes que nous sommes arrivés, il se pourrait très bien que les plombs sautent aussi pendant le spectacle. Je n’arrive pas à imaginer que-est-ce que cela pourrait donner dans cet endroit exigu, bourré de monde. Paniqué, j’organise une répétition d’évacuation générale, que tous ceux qui ont un portable le gardent surtout à la portée de la main, et l’allument en le tenant haut au dessus de leur tête, surtout pas de panique, on sort doucement, sans précipitation. Il est évident que dans les conditions réelles cela ne pourra pas marcher, mais au moins j’aurais fais tout ce que je pouvais. A l’étage, une bonne ambiance de colo, ça chante à tue-tête, il n’y a pas de raison de s’énerver, du moment qu’il y a un piano et de quoi manger et boire. Comme boisson, le coca, la tambouille, ce sont les frites merguezes cuites sur place. Je réussis à déplacer la friteuse géante du passage juste à côté de la porte d’entrée un peu plus en arrière, comme ça on a une chance de ne pas avoir de visiteurs ébouillantés au menu ce soir, et on attend la suite des événements. Chouette surprise, arrivent nos amis de la chorale Solorma, qui nous ont rendu visite chez nous il y a quelques années, ont chanté et joué au foot dans nos bidonvilles et ont organisé des résidences dans le Vercors pour nous par la suite. Super sympa, surtout que ça faisait un bail que l’on ne s’était pas vus. Arrivent aussi les autres spectateurs, nombreux, manifestement, les organisateurs n’ont pas ménagé leur peine avec la comm. Ca afflue de partout. Une question me vient, soit dit en passant, où est-ce que l’on va les mettre, ces braves gens, l’espace en bas est tout, sauf extensible. Mais ça n’a pas l’air d’affecter plus que ça nos dévoués organisateurs de la soirée qui sont plutôt en extase devant toute cette affluence, plus il y en a, mieux c’est. Il est temps de descendre en bas, c’est à ce moment qu’arrive toute une tribu de roms roumains amenés par Rom Action, qu’on a contacté par le Ccfd. Pareil, ils ont très bien fait les choses en terme de communication, il doit y en avoir une bonne quarantaine, sinon plus. Des vieux, des jeunes, des grands, des petits. Bien sapés, sortie de fête, ils arrivent en on ne peut de meilleurs dispositions, un moral d’enfer, la pluie, ils n’en ont rien à siroter, ils chantent et dansent on the rain, comme dans le film… En tête du cortège bigarré, comme dirait un classique, deux tsiganes, des sœurs selon toute apparence, peut-être même jumelles, en costumes fortement folklorisants, à la scène comme à la vie, en train de s’éclater comme sur le tapis rouge du festival de Cannes. Le cloaque qui nous sert de décor pour notre prestation ne les impressionne guère, et c’est dans un défilé digne du Festival de Rio qu’elles entrent dans notre garage - théâtre d’un soir. En fait, elles viennent des campements des alentours, mais ont aussi un groupe de danse, qui prépare un spectacle pour la semaine prochaine, donc pour eux, le spectacle est déjà lancé, avec un peu d’avance. Nos musicos, qui jouent déjà en bas, mettent la gomme en les voyant débarquer, quelle aubaine, ils ne s’attendaient pas à voir ces tsiganes descendre du ciel dans ce morne sous-sol rez-de-chaussée. Une ambiance de tonnerre. Ca danse, chante, bouge, le lieu se transforme instantanément en discothèque dans une rame de la Ratp aux pires heures d’affluence, RER ligne D, les voyageurs étant tous pris par par une frénésie rythmique communicative, que certains pourraient qualifier de dansante, et d’autres juste de tremblante, tellement il y avait peu de place. Ce n’est même pas la peine de faire notre spectacle, nos visiteurs étant visiblement persuadés que le spectacle, c’est eux, et que c’est très bien comme ça. Tant bien que mal, je réussis à dégager un peu l’avant de ce que l’on pourrait considérer comme espace scénique, et nous lançons notre production. Bien sûr, pas le choix, à fond, le plus performant de ce que l’on a dans notre panier à répertoire. Inutile de galvaniser mes troupes, ils sont en extase totale devant ce parterre de cousins des Balkans made in Kusturitsa, et ne voulant pas être en reste, donnent encore plus que le meilleur d’eux. L’ambiance est hyper électrique. J’ai quand-même une pensée émue pour l’installation électrique qui nous a jouée les siennes tout à l’heure. Je n’arrive pas à imaginer ce qui pourrait arriver si les plombs venaient à sauter maintenant. Pas le temps de se morfondre avec des histoires d’Edf, c’est de nouveau les eaux qui viennent prendre le devant de l’actualité. Une inondation immaculée, car on n’arrive pas à définir sa provenance, vient se joindre aux imprévus, aux extras de cette soirée riche en surprises et impromptus divers et variés. Petit à petit, les danseurs commencent à glisser et certains, à tomber. On dirait qu’ils sont sur une patinoire, sans patins à glace. Tout en continuant le spectacle, en battant frénétiquement la mesure sur ma timbale défoncée, je scrute le sol, et je m’aperçois qu’une fine couche de liquide indéfini, de provenance inconnue, s’est rependue sur notre « scène », la rendant pratiquement impraticable. Qu’est-ce que c’est, et d’où est-ce que cela peut bien venir ? Vite, par élimination des plausibilités de catastrophes naturelles en ces lieux, je me rends compte, que nous assistons tout simplement à un effet météorologique naturel, en taille réduite – la circulation d’eau entre la terre et le ciel. La terre entière, c’est notre entresol, dans la quelle se trouve toute cette humanité bigarrée, encore du classique, que nous représentons si bien en ces heures de gloire et de dépassement de soi, et l’eau, eh bien c’est la sueur et la respiration, et l’atmosphère, c’est la ventilation, dont il n’y a pas la moindre trace en ces lieux. Alors sous l’effet de serre ambiant, c’est la condensation de nos respirations et de notre sueur qui provoque ce sympathique phénomène météorologique, indispensable pour la sauvegarde de la vie sur notre planète bleue. Naturellement, la nature a repris c’est droits. Inutile de dire que nous ne sommes pas en mesure de dompter ni la nature, ni les événements qui se déroulent sous nos yeux. C’est comme la grande Révolution d’octobre, dont ce sera bientôt le centenaire, l’Histoire est en marche, rien ne peut l’arrêter. Essayons au moins d’influer avec nos modestes moyens du moment. Avec ma balalaïka et ma timbale en guise de kalashnikov et de cocktail molotov, je dirige le spectacle vers sa phase finale, il n’est pas question de jouer les prolongations, il faut en finir au plus vite, tant que les plombs ne sautent pas, et que le plafond, comme le ciel, ne vienne pas s’écrouler sur nos têtes. Et surtout, avec cette profusion de fils électriques par terre, sans le moindre semblant d’une quelconque isolation par rapport au dégât des eaux respiratoires en cours, on risque rapidement de jouer au concours du premier électrocuté dans l’assistance, alors vite, vite, passons au final abrégé. On fait rapidement « tout le monde danse » pour que tout le monde se léve et pour passer encore plus vite à l’évacuation des lieux ensuite. Les spectateurs n’ont pas besoin de se faire prier pour monter sur le parquet aquatique, les roumains n’attendent que ça, et on se retrouve instantanément dans une scène digne des grands comiques du cinéma muet, à la Charlot, lorsque tout l’écran est en train de tomber et se relever, pour tomber de nouveau sur un parterre rendu glissant par de l’huile ou quelque chose dans le genre… Il ne manque plus que les tartes à la crème à la figure, et ce serait parfait. On n’en vient pas jusque là. Dommage. Mais déjà ce qu’il y a, provoque le respect et l’admiration. Le respect devant la nature, et l’admiration devant la faculté de tous les tsiganes à faire avec ce qu’il y a, avec la nature. De vrais enfants de la nature. J. J. Rousseau aurait été comblé en nous voyant. Miracle de la nature, ou la chance du destin qui sourit aux plus déshérités, il n’y a pas de blessés dans la population rom de ce soir, il me semble juste apercevoir une femme emportée par quatre gaillards, sans doute une cheville foulée, ce qui, compte tenu des circonstances, relève du futile et superficiel.
On rentre sur Genève, il est 1 heure du matin, nous sommes tout seuls sur notre lieu d’hébergement, alors on peut s’adonner sans retenue ni complexes à une fiesta gastronomique en éventrant les frigos de notre cuisine, qui étaient pourtant bien remplis par les bons soins de nos hôtes. Vidés en deux minutes chrono. Heureusement, les organisateurs ont pris en compte nos recommandations de ne rien programmer le matin, alors ce n’est que vers midi, après un bon somme réparateur, que nous attaquons le programme de la journée suivante.
Alhambra
La petite semaine que nous avons passée sur les bords du Lac Léman est passée très vite. Des prestations en tout genre, c’est vrai, il y en eu pas mal, mais il n’y a pas de mal à cela, puisque tout le monde était très sympa… Même les chauffeurs des bus genevois. A Genève, se garer, relève de l’impossible. C’est pourquoi nous avons fait la majeure partie de nos déplacements en transports en commun. Mais lorsque nous ne pouvions pas faire autrement, nous nous sommes retrouvés samedi à tourner en rond avec notre bus, dans une situation sans aucun espoir de sortie. Il n’y avait vraiment pas un endroit où garer cet énorme engin. Par hasard, nous étions juste devant le Dépôt central des bus de Genève. Il ne serait venu à personne l’idée d’aller demander de se garer là. A personne, sauf à Cèline, qui nous accompagnait, et qui a réussi, d’ailleurs sans trop de mal, à négocier une place pour notre bus polonais (nous avions fait appel à une compagnie de l’autre côté des Tatras) parmi les bus municipaux de la capitale helvétique. Un truc pareil serait totalement impensable chez nous. Décidément, la Suisse n’est plus ce qu’elle était. Tant mieux.
Nous étions programmés pour le samedi soir au Théâtre de l’Alhambra. Un super endroit. Très belle salle, avec tout ce qu’il faut comme équipement dernier cri, bien sûr. L’ingénieur du son, sympa, comprend très vite nos spécificités, et n’insiste pas pour changer quoi que ce soit à notre façon de jouer tout en tapant, de chanter tout en criant, comme cela arrive couramment avec d’autres de ses collègues moins tolérants, pour ne pas dire plus obtus. Il nous prend tels quels, fait au mieux avec ce qu’il y a, tant pis pour la timbale, cela fait partie de la vie, de notre vie, alors on la garde, et sereins et confiants, nous pouvons attaquer la soirée. La salle est comble, en première partie une compagnie professionnelle de hip hop, d’un sacré niveau, parfait pour nous mettre en train. Les organisateurs expriment le souhait de concocter un final avec les deux troupes. Pas de problème, pour nous c’est du béàba, une seconde nature en quelque sorte. On explique un peu le truc à nos nouveaux partenaires. Des amerloques et des suisses. Bien que rodés à la scène, manifestement ils ne sont pas familiers de ce genre d’improvisations. Peu importe, on les emportera avec nous tels quels. C’est ce qui se passe. Ils font leur prestation, en première partie de la soirée. Après l’entracte nous attaquons notre passage. Super. Du gâteau. Les conditions exceptionnelles de toute la semaine, ainsi que l’exceptionnelle qualité de la salle, font qu’on se surpasse allégrement, la salle réagit à merveille, le public en redemande, les standigs ovations n’en finissent pas. Pareil pour le final avec les hip hopistes. Ils n’ont pas le temps de s’étonner de quoi que ce soit, on le amène avec nous, on les balade dans notre façon de faire, à la tsigane, tout le monde à l’abordage, la salle est debout, tout le monde danse. Quoi demander de mieux pour ue final de la Fête de la Danse. Nos amis, les organisateurs, sont ravis, nous aussi.
Plainpalais
Le dernier spectacle était programmé en plein air, dommage, le temps était plutôt morose, des petites bourrasques et un froid assez vif, et de notre côté une fatigue et usure sensibles, normal, vu les cadences de prestations que nous venons d’assumer au fil des derniers jours. Nos organisateurs étaient tellement sympas, qu’il ne nous serait même pas venu à l’idée de faire des histoires, puisque nous voyons bien qu’ils y tenaient à cette représentation. Nous nous sommes bien couverts, et c’est en civil que nous avons dansé sur une scène montée au milieu de la Plaine de Pleinpalais. Malgré le temps, il y avait pas mal de public, nous avons fait comme d’habitude, et rapidement, des passants, des badauds qui étaient là, se retrouvaient entraînés dans notre ronde, pour le plaisir et la joie de tous. Mais, comme souvent en de pareilles circonstances, et là, ça n’a pas raté, non plus, est survenu le clochard de service, bien éméché, qui voulait, lui aussi, prendre part aux réjouissances. Et, bien sûr, il était tsigane. C’était un vieux Rom roumain, avec une dégaine de clodo de carte postale, grosse barbe, gros chapeau, un bâton de pèlerin, et rien ne pouvait l’empêcher de retrouver son génofond ancestral, il fallait absolument qu’il ait sa part de gloire ce jour là. Ses prouesses de danseur n’étaient vraiment pas à la hauteur de l’idée qu’il s’en faisait, mais il n’y avait rien à faire, il voulait à tout prix montrer à tous ce dont il était capable. En de pareilles circonstances, ce n’est pas la peine d’insister, il faut faire avec. Nous sommes rodés à l’exercice. Et après tout, c’est la Fête de la Danse. Nos danseuses le prennent dans la ronde, ça nous fait un soliste de plus, et le spectacle monte en sauce. On aura tout vu dans cette Genève atypique, les derniers étaient les premiers…. Mais, tout compte fait, il est assez sage, et arrive même de temps en temps à suivre mes directives, alors je lui fais l’honneur suprême de le faire monter avec nous sur la scène pour le tableau final, le chant hymnique O Roma. Il trône au centre, en plein milieu de nos danseurs, fière comme tout. Il faudrait encore qu’il arrête de bouger, ce que, manifestement, il n’a pas l’intention. Alors je viens lentement vers lui, je traverse toute la scène au pas d’oie, je fais le salut militaire, et je lui dis d’une voix ferme, droit dans les yeux : Vivat Caucescu ! Il se met au garde à vous, lève sa main à la hauteur de sa tempe, et ne bronche plus jusqu’à la fin du morceau. Ah, la nostalgie, quand tu nous tiens…
Cirkus
Par contre au moment du départ, nous étions servis en termes de stress et impondérables sortant largement de l’ordinaire. Mais cela n’avait rien à avoir avec nos hôtes, que nous avons quittés en on ne peut de meilleures termes. C’est de l’étape suivante qu’il s’agissait. Il était convenu qu’après Genève nous monterons à Paris pour donner deux spectacles au Cirque Romanès, dans le cadre du « Tchiriklif », leur manifestation culturelle tsigane plus ou moins annuelle, à la quelle nous avons déjà pris part par le passé. C’est Délia qui nous a contactés, le Tchiriklif, c’est son affaire de cœur, manifestement elle y tient beaucoup, alors nous acceptons de faire ce détour considérable, qui prolongera notre tournée d’une semaine, mais nous en profiterons pour organiser aussi quelques ateliers avec les Intermèdes. Le tout était convenu assez longtemps à l’avance, les Romanès se sont engagés à participer à la couverture de nos frais de transport et Délia a mise en branle une bonne campagne de communication pour l’événement, comme elle en a le secret. Les choses se sont gâtées déjà, lorsque nous avons appris que le Château de Buno ne pouvait pas nous recevoir, un contre temps fâcheux avait fait qu’il y avait déjà un autre groupe de prévu dans ces dates. Les jeunes cadres du Nouveau Parti Anticapitaliste de Poutou ont réservé tout le château pour y bûcher sur les textes de Marx et Engels afin d’être prêts pour la lutte finale. Manifestement, un cadre idéal pour disserter sur la lutte des classes… Bien que d’obédience prolétaire, nous aurions du mal à faire bon ménage avec ces fins intellos de la révolution ouvrière, il n’était pas question de partager le même espace, la révolution tsigane ayant des particularités au niveau des décibels, que le bras armée de la révolution prolétaire aurait sans doute du mal à digérer. Bref, nous nous sommes mal organisés, et nous nous retrouvons dans une vraie galère pour trouver vite fait un hébergement de remplacement. Avec Laurent on essaie toutes les pistes possibles, partout c’est une question de sous, il faut payer, et en plus les endroits ne sont pas très alléchants. Après avoir fait le tour des associations humanitaires, c’est sur un Formule 1 que nous jetons notre dévolu, on en réserve un pas loin des Intermèdes, pour qu’on n’ait pas de longs trajets à faire pour aller aux ateliers. Le plus simple pour nous, aurait été d’annuler le passage à Paris, mais Délia a déjà fait toute la pub pour sa soirée et on ne voulait pas lui faire de sale coup en se désistant à la dernière minute. Il nous fallait encore trouver un complément de financement pour les frais de transport, l’apport des Romanès ne couvrait pas tout. Alors nous avons accepté la proposition de l’association la Voix des Rroms, qui organisait le même jour une manifestation de rue à Saint Denis, dans le cadre de la Commémoration de la Journée de l’Insurrection Gitane. Cela fait déjà plusieurs années qu’ils nous sollicitent pour, mais jamais nous n’étions disponibles, alors là c’était l’occasion parfaite d’y passer. Ils n’ont pas beaucoup de moyens, mais peuvent quand même dégager un petit cachet, juste ce qu’il faut pour nous permettre de rentrer dans nos frais et dans notre pays… Leur manifestation était prévue dans le courant de l’après-midi, de Sait Denis à la Porte Maillot, ce n’est qu’un saut, nous pourrons tranquillement rejoindre le châpiteau des Romanès pour le spectacle du soir, en s’arrêtant même au MacDo sur la route. Tout le monde mériterait bien cette récompense…
Je savais bien qu’un léger différend opposait Délia à Saïmir, le responsable de la Voix des Rroms, une association militante rrom du 93, qui nous invitait militer à Saint Denis. Elle voudrait juste l’assassiner, mais ce n’était pas méchant, d’autres bénéficient des mêmes preuves d’affection de sa part, et ne s’en portent pas plus mal. A l’origine de ce trop plein de l’amour de son prochain, et rrom de surcroît, était soi-disant, un projet de Centre culturel tsigane, que Délia aurait enfanté par écrit, et que les vils Voix des Rroms lui auraient volé pour le proposer moyennant grosses finances au Conseil de l’Europe, qui n’a pas hésité une seconde, a ouvert larges les portes de ses coffres et a submergé Saïmir d’espèces trébuchantes… Bref, je passe les détails, une histoire qui ne tient pas debout, mais en l’occurrence a le mérite de nous construire le décor d’un véritable guet-apens dans le quel nous sautons les pieds joins, sans avoir rien demandé…
Alors que notre séjour genevois touchait à sa fin, je passais un petit coup de fil à Paris, pour se mettre d’accord sur les détails de notre passage au Cirque. Et, je découvre au bout du fil, une Délia furieuse, donc en excellente santé, m’enjoignant de supprimer immédiatement notre passage à Saint Denis. Alexandre n’est pas en reste, il veut que je lui passe le numéro de Saïmir, pour qu’il puisse lui tirer dessus avec son pistolet. Par téléphone. Je ne pensais pas que la situation se dégraderait de la sorte. Je les avais bien prévenus que nous passions aussi à Saint Denis, ce n’était qu’une participation à une manifestation de rue, qui ne pouvait en aucune manière mettre en péril, ni concurrencer la production qui était prévue au Cirque, ce n’était pas la peine de faire tout ce cirque pour cela. J’étais sûr que cela s’allait s’arranger, et, doux délire, que cela pourrait être même l’occasion d’enterrer la hache de guerre entre les deux chapelles de la tsiganitude et rromitudes réunies. Que neni. J’essaie de raisonner Délia, mais, après une semaine de tournée, sympathique mais physiquement quand même assez éprouvante pour moi, je suis complètement aphone, et je ne tiens pas le coup devant Délia qui faillit me faire exploser mon portable de sa voix suave de dompteuse de fauves sourds muets. Oui, je suis pratiquement muet, et je n’arrive qu’à extraire quelques soupirs du fond de mes poumons, qui n’ont aucun effet sur la tornade au bout du fil. Effet comique garanti. Moi, chuchotant, l’autre vociférant. Mais il n’y avait aucune caméra ni témoin pour filmer ces tendres échanges de bons procédés, il est dimanche matin, tout le monde dort, et lundi nous devons monter à Paris. Vers midi je découvre sur le facebook des Romanès que notre spectacle est annulé. Sans commentaire, ni préavis et encore moins de consultation d’aucune sorte. Impossible de joindre Délia, et Alexandre est aussi aux abonnés absents. J’annonce la saugrenue nouvelle à Saïmir, ça lui complique aussi la vie, lui aussi il a fait un peu de pub pour sa Commémoration de l’Insurrection gitane, alors je lui propose les Intermèdes en remplacement, car je ne vois pas comment je pourrais aller me fourvoyer dans cette galère. Et surtout, avec 30 jeunes. Déjà qu’on n’avait pas où dormir, maintenant on n’a plus où jouer. Saïmir arrive à contacter les Romanès, mais ils ne veulent rien entendre, aucun compromis, aucun dialogue n’est envisageable. Ils sont victimes d’un complot planétaire, c’est une aubaine qu’ils ne peuvent pas laisser passer. La Voix des Rroms a beau proposer de participer aux frais de notre séjour parisien, afin que les Romanès ne se sentent pas floués, il n’y a rien à faire. Arrive le lundi, on fait les adieux à nos amis genevois, et on prend la route. A la première bretelle de l’autoroute il faut bien finir par faire un choix. Soit aller au nord, sur Paris, ou prendre sur l’Est, direction Vienne et Bratislava. Avec Helena, nous opterions volontiers tout de suite pour la seconde option. Malgré tout le succès de ce séjour sans problèmes, nous sommes tous les deux complètement fatigués, épuisés. Helena sort d’un long congé maladie, normalement elle n’aurait même pas du partir, et moi, je ne valais guère mieux. Mais le reste des troupes était en parfaite santé, une ambiance de tonnerre, tout le monde s’accorde à dire que c’est la meilleure tournée de l’histoire des Kesaj… Alors on tente encore l’impossible. On se gare sur une aire d’autoroute, et on passe en revue tout ce qui nous passe par la tête. On appelle Isabella, notre ancienne danseuse de St Denis, qui est maintenant chez les Romanès, pour qu’elle passe le mobil à Délia. Elle refuse de le prendre. On joint Misa, juge de la Kriss, le tribunal tsigane, expert en ce genre plaisanteries à se taper la tête contre le mur. Il refuse d’y aller, Délia est impraticable d’après lui. Impossible de dompter une dresseuse de fauves. Il est trois heures de l’après midi. Si on veut respecter les temps de conduite des chauffeurs, il ne faut plus traîner. Alors on part. Pour la Slovaquie.
Bien sûr, j’en ai lourd sur la patate, pour parler simple. Helena est furieuse. Normalement, on n’aurait même pas du avoir de quoi rentrer, l’apport financier des spectacles au Cirque devait compléter le budget au transport. Et là, on nous laisse avec trente mômes, sur une aire d’autoroute, sans le moindre souci de comment que l’on va s’en sortir. Heureusement, nos amis suisses, sans être même au courant de tout ce cirque, nous ont donné une petite rallonge sur notre cachet. Ils avaient fait un peu de bénef, alors ils nous l’ont versé. Comme ça. Sans histoires. Sans que l’on n’ait rien à leur demander. Ca change et dénote par rapport à tout ce qui est en train de nous arriver. Et cela nous évite de faire du stop ou la manche pour rentrer… Mais, somme toute, il y a pire dans la vie… Ce genre de réactions à fleur de peau, complètement dingues, illogiques dans leur démesure, pouvant porter une atteinte grave aux gens proches, qui ne le méritent pas le moins du monde, est plutôt courant dans notre environnement, dans notre monde, entre deux mondes, entre la terre et le ciel, des fois si près de l’enfer. Heureusement que la musique éléve les esprits… Alors, yek, duj, trin, directement au ciel.
Je n’arrive même pas à être complètement furax contre les Romanès. On a vécu plein de trucs très sympa ensemble, la vie qu’ils mènent n’est pas de la tarte. Ils sont enfermés dans leur gypsy tour d’ivoire, et tout enfermement fait mal. Alors, bonne route aux roulotes qui font du surplace depuis belle lurette. J’envoie juste ce petit pamphlet à quelques copains qui sont au courant et qui ont compati. Et la vie continue…
Je reste sans Voix devant tout ce Cirque... Et je ne suis pas Rom, et encore moins Rrom.
Pour des causes indépendantes de notre volonté... est la formule consacrée. Elle n´est pas vraiment applicable dans ce cas, puisque c´est bien moi qui ai pris la décision de me produire chez les uns et chez les autres (en toute transparence). Je ne pensais pas provoquer un tel cataclysme. Je savais qu´un différent opposait nos partenaires, et j´osais espérer adoucir les angles, peut-être même trouver un terrain d´entente... Oui, je tiens du Don Quichotte. Bon, c´est raté, et c´est peu dire...
J´en suis désolé pour les Romanès, avec les quels nous avons un passé commun fait d´amitié et de respect. Voir partir en fumée plusieurs mois de travail sur la programmation de notre ensemble est navrant.
J´en suis désolé pour notre public, qui, me semble-t-il, était au rdv, et tout présageait un châpiteau bien rempli pour les deux soirées programmées.
C´est vrai qu´on aurait aimé passer par Paris, voir la Tour, comme disent nos gamins... Ça sera pour une autre fois.
Pourtant, à mon sens, il n´y avait pas de contre-indication pour les deux événements. On aurait pu très bien participer à la Commémoration de l´Insurrection Gitane dans l´après midi à Saint Denis et nous produire ensuite le soir au Cirque à la Porte Maillot, ce n´est pas si loin, en 3h on aurait pu faire le trajet, même avec des bouchons...
Contre mauvaise fortune, bon coeur. Allez, ouste, au boulot, à l´école! On rentre de notre tournée plus tôt, et ce contre-temps nous permet de moins grignoter sur le temps scolaire des mômes, donc bosser plus à l´école! La Tour, on la verra une autre fois, et j´espère aussi, les uns et les autres, en de meilleurs dispositions et circonstances.
Puisque je vous le dis, Don Quichotte est mon cousin.
Ivan Akimov
Responsable du groupe Kesaj Tchave