aout

 

Les petits d´antan grandissent, les couples se font, les bébés viennent, et cela nous fait dans certains cas de nouvelles réalités à gérer. Comme avec Roman. Du fait de son statut particulier, de produit rare - il est notre seul clavier en ce moment, nous lui prêtons une attention toute aussi particulière. Du moins tant que l´on veut avoir un support musical potable aux répetitions et aux spectacles. Après l´expérience de la dernière tournée, lorsque j´ai souffert le martyre avec Palo aux claviers constamment en dehors du rythme, j´ai décidé de reprendre coûte que coûte Roman dans notre giron, pour ne pas avoir à endurer les mêmes suplices auditifs que la dernière fois. Mais cela me fait affronter toute une série d´obstacles que la vie du nouveau couple de parents juvéniles me met sur la route. Roman vient d´avoir 18 ans, mais la maman de sa fille n´en a que 15, et au niveau mental bien moins. 

C´est une gamine avec un visage de vielle femme, marquée par la vie, elle a du subir des choses atroces, cela se voit sur son expression, cela se ressent dans son comportement totalement imprévisible, avec des réactions d´un animal traqué, toujours prête à s´enfuir, peu importe où, ni quand, sans aucun souci des conséquences. Elle vire instantanément d´un état de soumission totale à des colères démentes, lorsqu´elle est capable de balancer son bébé par terre et s´enfuir dans n´importe quelle direction. Inutile de dire que cela occupe… A Roman, ça lui donne des sueures froides à la longueur de la journée, et moi, ca me fait une occupation à part entière, puisqu´en cas dur, Roman m´appelle à la rescousse. Et bien sûr, les cas durs, ce n´est pas ca qui manque. J´ai beau me défendre, résister, ne pas me laisser entraîner dans cette spirale sans issue, régulièrement je suis appelé à venir au secours d´une histoire insoluble. Mais puisque j´ai décidé d´amener Roman avec nous à la prochaine tournée, et j´en ai aussi besoin aux répétitions, je fonce, tête baissée en direction de tous les murs qui se présentent à moi. Tout cela se passe en plusieures étapes. La première, essentielle, est celle d´avant la prime à la naissance. Le gouvernement, généreux, se voulant social-démocrate de gauche, et voulant soutenir la démographie, offre une prime à la naissance du premier enfant. Une prime conséquente, de mille deux cent euros, si l´enfant arrive jusqu´à sa première année. Autant dire une manne inésperée dans ce milieu où un euro ou deux constituent déjà une obole consistante, permettant de manger ou non dans la journée à toute une famille. Et c´est là que les familles des jeunes entrent en jeu. Laquelle va toucher la prime? Eh bien celle, chez la quelle va se trouver la jeune maman avec son bébé au moment de l´arrivée du chèque. Donc un combat, constitué de conflits à répétition, commence entre les deux familles, et le bébé se repasse, tel un ballon de rugby entre les deux clans. C´est un cas de figure très courant, et Roman n´échappe pas à la régle. Bien entendu, nous, on n´intervient en aucune façon dans ces matchs, qui sont loin d´être sportifs, tous les coups sont permis, et on ne s´en prive pas.

Roman m´appelle en me demandant de l´amener à Spišský Štiavnik, dans le bidonville de Veronika, la maman de la petite Romanka, leur fille, pour récupérer la petite. Je refuse, je sais très bien que cela ne ménera à rien et je suis parfaitement conscient des risques que comporterait une telle expédition. Roman rapelle encore plusieurs fois, et lorsque sa mère et sa grande-mère prennent le combiné, je céde, et j´embarque tout ce petit monde, direction Spišský Štiavnik, qui se trouve à une trentaine de km de là. Je sais que la grande-mère serait capable d´y aller par ses propres moyens avec les transports en commun, et ce serait pire en terme de sécurité. C´est une brave femme, pas loin des 80 ans, elle soutient toute son innombrable progéniture avec sa maigre retraite et son branchement à l´électricité, qui, telle une toile d´araignée géante, procure de la lumière à toute la tribu. Arrivés sur place, je leur donne dix minutes, pas une de plus, pour récupérer le bébé, je n´ai pas envie de passer ma journée ici, s´ils ne sont pas là, je les laisse sur place. La colonie est installée à la sortie du village, juste en façe du cimetière. Il doit y avoir près de deux mille personnes à s´entasser dans ce bidonville que je ne connais pas bien, et qui n´est pas sympa du tout, il y a du vice qui traîne en l´air… La colonie est en pente, je me gare en bas, prêt à partir en vitesse en cas de besoin. Ce cas se présente très rapidement. Le commando de Roman ne traîne pas, et je les vois apparaître en haut de la pente, avec le bébé. Manifestement, cela ne fait pas l´unanimité dans la belle famille, car au moins deux cent personnes les suivent en courant, tels une nuée de sautrelles. Vu d´en bas, où je suis, c´est très impressionant, on dirait un tsunami qui s´abat sur moi. Je place ma voiture de façon à ce qu´elle ne soit pas perpendiculaire à la masse qui dévale sur moi, il est évident que s´ils voulaient renverser mon véhicule, ça serait fait en moins de deux. Tout ce troupeau accourt, Roman au devant, tant bien que mal, car il a une malformation à la hanche droite, et ne peut que sautiller tel un canard, Veronika tient la petite dans ses bras, la mère et la grande-mère au trot complètent le tableau. 

En d´autres circonstances cela évoquerait les films de Kusturitsa, avec son humour si particulier, mais en l´occurence rien ne porte à la rigolade, cela peut tourner au tragique à tout moment. Je me demande qu´est ce qui va bien se passer lorsque tout ce beau monde va atteindre ma voiture. Vont-ils la renverser, avec moi dedans, ou laisseront-ils me sortir? Je n´ai pas du tout envie de jouer aux héros, le rapport des forces ne laisse aucune chance au dialogue, il faut déguerpir au plus vite. J´allume le moteur, Roman arrive en premier, Veronika se fait arracher le bébé, Roman la répudie sur le champ, il ne veut plus d´elle, elle n´a qu´à rester ici avec ces sauvages. Veronika refuse de rester, elle s´accroche à Roman avec une force inouïe, l´empêche de monter dans la voiture, le bébé disparaît dans la foule, on fait vite monter tout le monde, la grande-mère s´engouffre à l´arrière et je démarre en trombe. Pour le bébé et la prime on verra plus tard, l´essentiel est qu´on est tous là, entiers. Silence, tous, nous sommes sous le coup des émotions que nous venons de vivre. Roman parle le premier. Les parents de Veronika n´étaient pas là, c´est la soeur de Veronika qui gardait le bébé et elle a refusée de le leur donner. Veronika a réussie à arracher sa fille à sa soeur, sa soeur lui dit alors que de toute manière ils vont la dénoncer et elle finira avec la petite à l´ophelinat… Ils s´enfuient avec le bébé, se font rattraper par la foule devant ma voiture, et on réussit à s´enfuire tous. Finalement, c´est assez simple comme histoire. Roman joue les durs, jure qu´il va appeler la police, qu´il va récupérer sa fille par la force. Mais ce n´est pas aussi simple qu´il croit. La maman ne l´a pas inscrit comme père, pour lui éviter la prison, puisqu´elle était encore sous le coup de la loi au moment des faits, le bébé est au nom de la mère de Véronika et de père inconnu, pour la même raison, Veronika n´est pas encore majeure. Donc aucune chance de récupérer la petite Romanka. Je les dépose chez eux, dans leur bidonville et je rentre. Il fait nuit, ma journée a été bien remplie, de toute façon il n´y a rien à faire en l´état actuel des choses. J´apprends le lendemain que les beaux-parents de Roman sont venus deux heures plus tard, et que tout va bien, ils ont rapporté la petite, comme si rien n´était. Toutes ces émotions pour rien, et cela aurait pu virer au drame.

Le calme ne dure pas longtemps, deux jours après, de nouveau, coup de fil de Roman. Cette fois-ci ce sont les fonctionnaires du Service social qui sont passées chez eux, et en voyant l´état de leur habitat elles ont conclu que si ca ne s´arrange pas, ils feraient placer Veronika et sa fille dans l´orphelinat, car la toute jeune maman n´est pas encore majeure, et elle ne jouit pas de conditions décentes pour élever sa fille. On sait que ca ne rigole pas, le Service social slovaque est très sévère et très conséquent, ce n´est pas une vaine menace, mais réellement, si dans une semaine elles repassent et si rien n´aura bougé, Veronika ira à l´ophelinat. Tout de suite. Avec le bébé. Peut-être que c´est ce qui serait encore de mieux de ce qui pourrait leur arriver… 

Mais on ne va pas laisser Roman dans cette situation. Tout compte fait, peu importe s´il ira avec nous en tournée ou non, d´ailleurs il est très probable qu´il n´ira pas, c´est un de nos anciens, on le connaît depuis ses quatre ans, on ne va pas le laisser comme ca. On se mobilise pour lui donner un coup de main. Nous avons encore à l´école quelques pots de peinture, on achète des tuyaux et un petit poêle à bois pour le chauffage, je faillis me faire éléctrocuter avec les fils de raccordement sauvage qui traînent partout, ca aussi il faudra le mettre au moins en apparence aux normes, sinon il y aura des victimes rapidement. Dušan, l´oncle de Roman se charge des travaux, nous, on aura assuré le matèriel, en quelques jours la petite pièce est prête à acqueillir la petite famille et à affronter une nouvelle visite du Service social. En effet, lorsque les foncionnaires repassent, il n´y a plus rien à redire, le danger immédiat est écarté, Roman peut aller au bureau du Service faire les papiers nécéssaires pour toucher la fameuse prime… Mais il faudra attendre encore que la petite atteigne l´âge recquis, donc encore quelques mois de disette à endurer… mais c´est un espoir qui fait vivre. La suite est constituée de situations semblables, j´essaie de ne pas trop m´engager, sinon ce serait du temps plein pour moi, mais je garde quand même contact avec Roman, toujours dans cet espoir de l´amener avec nous en tournée. L´espoir fait vivre…

 

 
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