LéninCafé

Au départ, le passage au Lenin Café n´était pas conçu comme une manifestation. C'était un spectacle comme un autre, peut être dans des conditions un peu spécifiques, mais cela non plus, n´avait rien de d´exceptionnel. 
Mais maintenant, bien des années après, Martine n´est plus, en revenant sur ces événements je réalise que en fait, oui, c'était une manifestation, en bonne et due forme. D ́une part, la gendarmerie est intervenue pour interrompre notre spectacle en plein milieu, donc nous avons eu affaire avec les ordres de l ́ordre, le spectacle était dans la rue... Mais c ́est avant tout la personnalité de Martine, et son engagement hautement militant de toute sa vie qui fait classer ce spectacle dans la rubrique des manifestations. Une manifestation bolchévique, qui de plus est. Et nous n'en sommes pas peu fiers ! 
Nous n'avons passé qu'un weekend au Lénine Café, et pourtant j´avais l´impression de connaître Martine depuis des lustres. Tellement elle était entière, faite d'un bloc, un bloc de sympathie et de générosité. Au début, en découvrant son Musée, j´ai cru que tout cela, tout ce temple à la gloire de Lénine était de la dérision. Mais non, pas du tout, dès qu'apparaît Martine, on comprend tout de suite que c´est tout ce qu´il y a de sérieux. Mais pas un sérieux papal, ni brejnévien,  mais un sérieux avec le sourire aux lèvres et plein de malice au coin de l ́ œil. A l´Est nous avions l´habitude de ce genre d´endroit. Partout, de Vladivostok à Prague, en passant par Varsovie ou Budapest, des Musées Lénine faisaient partie de la panoplie idéologique obligatoire, qui produisait en général le contraire de l´effet escompté, les gens en avaient ras-le-bol de voir le père Vladimir Ilitch avec sa casquette de prolétaire à tout coin de rue. Mais à Chalonnes-sur-Loire, il en était tout autrement, le Café Pouchkine devenait le Café Lénine, et Martine servait de guide à la place de Nathalie... Même moi, dont toute la famille a dû fuir la Sainte Russie, suite aux réalisations d´un certain Oulianov, je n´ai pu m´ empêcher de tomber sous le charme de mon guide et volontiers je posais pour la photo avec le père de la Révolution d´Octobre. Martine nous a proposé de revenir quand on voulait. Cela ne s´est pas fait, faute de planning de tournée adéquat. Dommage, la gendarmerie du coin était ainsi privée du plaisir d'interrompre notre spectacle en plein milieu, comme cela s´est fait lors de notre passage et Matine a dû une fois de plus braver les sbires de l´impérialisme mondial. Avec succès, comme toujours. Le seul, le vrai Musée de Lénine ne sera plus, son âme, Martine s´est envolée, restera-t-il encore quelqu'un pour rêver des lendemains qui chantent...  
 
juillet 2010
Jean-Michel Delage nous suit partout avec sa caméra en vue du film documentaire qu’il veut réaliser. Il est aussi à l’origine du contact de l’étape suivante qui nous mène tout droit au Musée Lénine, le LeninCafé à Chalonnes-sur-Loire. Au départ je croyais avoir à faire à un endroit voué à la dérision du culte de Vladimir Ilitch Oulianov, mais après un bref coup de fil avec Martine, sa propriétaire, j’ai vite compris que c’était tout le contraire. Dans un sérieux d’une conviction à toute épreuve Martine a conçu cet endroit en la mémoire du père de la révolution bolchevique dans la plus pure des traditions des cultes de personnalités tels que nous les avions connus de l’autre côté du rideau de fer. Mais ça n’enlève rien à la sympathie du personnage et des lieux, qui ne sont pas sans rappeler quand même un peu aussi les ambiances des décors des restaurants russes de Paris d’antan,   ce qui fait un beau mélange de nostalgie pour moi, marqué par les deux dérives idéologiques par mon passé de travailleur prolétaire musicien russe blanc tsigane, membre de la CGT des années 70/80… Lorsque je suis rentré en Tchécoslovaquie et quand j’ai intégré le Théâtre National Ukrainien, nous commencions tous nos spectacles par « l’Ode à Lénine »… (nombre de mes anciens collègues sont devenus dès la révolution de velours instantanément des membres de chorales liturgiques dans les mêmes églises qu’ils dénonçaient et espionnaient quelques temps auparavant…).  
 
Donc nous nous retrouvons dans un endroit incroyable, avec un espace commun sous le toit qui nous sert de nouveau de dortoir. Par souci d’écologie, que des toilettes sèches, et partout des portraits de Lénine. Il n’y a pas d’endroit véritablement propice au spectacle, d’habitude  une scène est montée, mais nous sommes trop à court de temps pour cela. Jean-Michel a réussi sa communication, malgré le caractère confidentiel de l’endroit, il y a carrément foule pour la représentation du soir. 
Alors nous décidons de jouer directement sur la route bitumée devant le café, toujours en utilisant le fameux tapis de Dusan. Les spectateurs sont assis en grand demi-cercle, il n’y a pas de sono, juste de quoi brancher le synthé, et on attaque. Il  y a une ou deux voitures qui attendent pour passer, c’est quand même une voie de communication publique, alors lors de la pause on leur laisse le passage. C’est là que  tout à coup les gendarmes surviennent, interpellent Martine en la sommant d’arrêter de troubler l’ordre public  et la convoquent  le lendemain matin au commissariat pour une déposition. Nous, on se fait tout petits, on évacue vite fait derrière. Bon. La police chez Romanès, des CRS au Hanoul, des gendarmes au Lénine... Mais manifestement, Martine a l’habitude de ce genre de déconvenues, apparemment ça fait partie de son mode de communication avec sa voisine qui est à l’origine de la visite des forces de l’ordre.  Nous nous rabattons sur l’espace derrière la maison, en pente, dans la pénombre, sur du gravier, où nous remettons ça, avec toujours notre tapis ambulant.  Le public nous suit, un projo est installé et ça reprend de plus belle. Les spectateurs endurent avec nous les conditions qui n’ont rien à envier aux temps héroïques de la construction de l’empire soviétique d’antan, heureusement que c’est l’été angevin et pas l’hiver sibérien. Finalement tout se passe bien, l’incident n’a fait qu’ajouter du  piment à l’affaire. Le public, très éclectique, compte dans ses rangs de nombreux journalistes, des organisateurs de spectacles, un ancien ambassadeur…  ils sauront relayer l’événement. D’ailleurs, il y aura d’excellents retours.

Un deuxième spectacle est prévu  le jour suivant.  Afin d’éviter les ennuis avec la maréchaussée nous improvisons un espace scénique dans le champ de derrière, avec toujours le tapis de Dusan qui aura été décidément une pièce maîtresse de cette tournée. Le seul hic est qu’il fait une chaleur caniculaire, sans le moindre coin d’ombre pour nous. Les seuls quelques arbustes seront pour abriter les spectateurs, malgré que Martine, droite dans ses bottes postsoviétiques, ne prend aucun égard vis-à-vis du public et le laisserait tranquillement cuire au soleil, assis par terre dans l’herbe. Mais nous au moins, nous pourrons nous arroser avec de l’eau, alors nous préférons ménager les spectateurs en premier lieu et nous installons des chaises sous les arbres, évitant ainsi des syncopes et comas inutiles. Donc à fort renforts de jets d’eau nous produisons un très chouette spectacle. Plein de spontanéité, de joie de vivre, de bonheur insolent…  Il me semble comprendre que ce petit nirvana collectif est dû tout simplement au faite que ça fait une semaine que nous sommes partis du bidonville, donc ça fait une semaine que tout le monde mange à sa faim, et notamment les petits ont enfin repris des forces et sont de nouveau dans une forme physique telle que nous leurs connaissons lors de nos tournées prolongées. Il n’y a rien à faire – la faim et la malnutrition ont des conséquences directes sur l’état de santé, sur le physique autant que sur le mental, surtout en dessous de dix ans…  Nous demandons à Martine de rester une nuit de plus afin de partir mardi dans la matinée. Le soir, les grands garçons préfèrent dormir à la belle étoile, dans le champ derrière la maison.  

 
Le lendemain matin un incident fâcheux vient troubler cette douce villégiature  campagnarde. Le portable de Marc, le collaborateur de Martine, disparaît. Il l’avait laissé quelques instants sur la table de la terrasse, posé prés du journal qu’il venait de lire, et le temps de faire un tour à la cuisine, le portable n’était plus là. Pour moi, impossible que ce soit quelqu’un des nôtres. Tout le monde dormait encore, j’étais le seul debout à part Stano et Matej, qui n’auraient certainement fait cela. Martine n’insiste pas, et la journée se poursuit par une lessive géante des costumes et une sortie à la piscine sur les bords de la Loire. Super journée de détente, tout le monde profite de l’eau et du soleil et nous clôturons cette sortie magistrale par un piquenique somptueux  avec rillettes et esquimaux à volonté. Lorsque que nous rentrons, Marc me prend à part et m’annonce que durant notre absence il a fait le tour de nos sacs de voyage et a retrouvé son portable. Je n’en revenais pas. J’étais certain que personne des nôtres n’aurait pu faire ça. Nous montons au dortoir avec Helene pour identifier le propriétaire du sac. C’est celui de Domino. Le plus âgé des touts petits. 13 ans. Nous l’appelons, il ne met pas longtemps à reconnaître les faits. Mais il manque encore la carte. On appelle Matej, qui était finalement au courant. Il désigne la poche du veston de Domino où elle est cachée. On fait monter Dusan et Veronika qui sont leur oncle et tente, ainsi que les grands frères, Shnurky et Jaro. Ça gueule. Jaro envoie une telle baffe à Domino que celui-ci dévale les escaliers du dortoir jusqu'en bas, en roulant sur lui-même. Le gamin est mis sur le banc du groupe, à l’écart de tous. Il n’a plus rien à faire avec nous. Il nous fait passer tous pour des voleurs. Nous le laissons planté dans un coin à l’écart sans prendre part à la vie du groupe. Nous avons une sévère explication devant tout le monde en insistant sur la gravité de ce geste qui retombe sur tout le monde, mais je ne veux pas non plus gâcher la soirée à tous, c’est l’anniversaire de Mira, alors on passe à autre chose, mais le cœur n’y est plus. Le lendemain, après avoir tout exemplairement bien rangé selon notre coutume, nous repartons pour Paris. Avec Martine nous nous sommes expliqués, elle comprend cet incident de parcours, n’en fait pas un plat, au contraire, c’est pour que des choses pareilles n’arrivent plus que nous faisons ce que nous faisons. Dans le bus, sans prévenir personne, je lance un espèce de jeu de rôles.  J’accuse virulemment Perla et Shnurky de vol d’argent et de bijoux. Tout le monde est stupéfait. Ce n’est pas possible. Jamais ils n’auraient fait une chose pareille. Mais si ! Je crie. J’ai des preuves. Véronika, les larmes aux yeux, jure que sa fille n’est pas une voleuse. Je suis intransigeant. On l’a vue !  Lorsque la tension est à son comble, je dis à tous la vérité. Qu’ils n’ont rien volé, mais tant que l’on n’aurait pas trouvé qui a volé le portable, nous aurions étés tous considérés comme des voleurs, des menteurs, des sales tsiganes ! Peu importe notre bonne foi, notre renommée, notre parole. C’est pour faire comprendre à tous l’ampleur du geste de Dominique, pour  que tout le monde s’investisse dans une responsabilité collective que j’insiste lourdement sur l’incident  en signifiant que de toute façon Dominique est exclu du groupe et que j’espère que son père saura lui régler son compte. En fait, je ne sais pas trop quelle attitude adopter face à lui. Pour l’instant il est au pilori, il faudra plus tard trouver une occasion pour  parler avec lui, le faire parler, essayer de lui donner une chance… qu’il n’oublie pas les journées entières qu’il a passé à attendre dehors sous la pluie à la sortie du bidonville avec Katka à ses côtés qui priait le Ciel pour que l’on passe les prendre pour les emmener en répétition à Kežmarok.