Aven savore
Le projet Aven savore est déjà documenté en détail dans nos différentes rubriques :
www.kesaj.eu/projekt/kesaj/aven-savore/
www.kesaj.eu/fr/projekt/kesaj/priatelia-a-partneri/intermedes/
Nous avons décidé de l´inclure parmi nos succès après la résidence de juillet 2017. Elle comportait aussi trois représentations à Éply et Erigny. C´était pour les locataires de l´hôtel pour les migrants et par deux fois nous nous sommes produits devant des roms migrants bulgares et roumains dans leurs campements, dont un devait être rasé le lendemain.
Le contexte et les conditions de ces productions étaient spécifiques. Et pour cela, nous considérons le résultat comme un franc succès, d´autant plus surprenant qu´inattendu.
Nous sommes partis pour cette résidence au dernier moment, avec des effectifs réduits. Les filles ne pouvaient tout simplement pas venir, non seulement parce que Helena venait de quitter l´hôpital juste la veille, et n´était pas en état de faire un si long voyage, mais surtout parce que les derniers temps, et cela fait bien deux ans que cela dure, nous n´avons pas de nouveaux. Trop accaparés que nous sommes par l´école, il ne nous reste pas assez de temps et d´énergie pour chercher de nouveaux membres, le manque de véhicule approprié y est aussi pour beaucoup. Ne reste que le noyau des anciens, mais les anciennes sont en pleine adolescence, et parfois c´est dur, voir impossible de se mettre d´accord avec elles sur des sujets fondamentaux. Les départs en tournées sont un véritable calvaire, elles se font prier, attendre, chérir, pour partir en fin de compte, et très heureuses d´etre parties, elles remettent ça à la première occasion.
Il n´en était pas autrement cette fois-ci. A Rakusy, toujours la même rengaine, il faut s´occuper de la grand-mère, mais nous n´avions pas le temps ni l´envie de nous lancer dans d´interminables pourparlers... Les Strane étaient inatteignables, ni par téléphone,ni par mail, abonnées absentes... Alors il ne nous restait qu´à partir qu´avec des gars.
Ce fut un défi aussi par l´organisation et la logistique. Mais Stefan et Tomas ont tenu à merveille leurs nouveaux postes de cuistos, et les autres étaient aussi à la hauteur. Juste Matej qui a eu qques accès de crise d´ado, mais rien de grave, qui puisse compromettre tout le projet.
Mais le gros du problème était ailleurs. Qu´allons-nous faire là-bas du point de vue artistique, avec qui et quoi allons-nous nous présenter ?
Nous allons nous produire devant un public rom, qui est des plus exigeants. Toutes les filles des Intermèdes qui étaient déja rodées, sur les quelles on pouvait baser, comme Gabriela ou Karmen, ou les anciennes stagiaires étaient parties... mariées, les stages finis. Les garçons, tels que Ianuts et ses frères, ou Mekles, disparus dans la nature, en Roumanie, ou ailleurs...
Nous avions à notre disposition quelques filles, pas forcément des plus performantes, pas encore au top pour se produire en public. Que faire ?
Nous avions juste deux journées de répétition. Dés notre arrivée, après plus de 30 heures de route par train et bus, nous avons attaqué le morceau. Mais c´était plus par acquis de conscience qu´autre chose. Nous ne voulions pas décevoir les jeunes, qui avaient le mérite de vouloir répéter, mais il ne fallait pas espérer faire des miracles en si peu de jours. Et de toute manière, ce n´était jamais tout à fait les mêmes les deux jours...
Malgré cela les spectacles sur les terrains ont récolté un franc succès. Les spectateurs étaient enthousiastes, et nous aussi, nous étions satisfaits de notre performance. Les gars ont bien bossé, mais le plus étonnant est que les filles (françaises, roumaines, africaines) ont réussies en si peu de temps se mouler dans notre collectif, adopter notre style travail, s´imprégner de notre philosophie du spectacle et de la relation au public.
Il ne s´agissait pas seulement de monter ensemble une petite chorégraphie multiéthnique, comme il est de coutume lors des festivals du monde, lors des quels tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil au son des tubes de la multiculture internationale. Non, dans ce cas précis il fallait interpréter tout un programme tsigane, devant des tsiganes. Avant tout, ce n´était pas la peine de jouer aux roms, aux plus vrais que les vrais... L´essentiel était de rester soi-même, et ça, c´est ce qui est le plus difficile. Pour cela il faut de la détermination, du courage, une bonne direction, mais avant tout de la sincérité, être honnête vis-à-vis de soi-même et des spectateurs. Un coeur pur, et un esprit sain.... mais là, j´en rajoute un peu (juste un petit chouilla...).
C´était un petit miracle. Quelque chose, qui pourrait être à première vue gauche, comique même, on pourrait aussi voir ainsi les exploits des non-roms devant les roms, mais pas du tout, même tout le contraire. La prestation était pleine de sentiment, d´émotion, d´énergie, pleine d´humanité et de culture, que tous ces gens ont réussi a offrir à d´autres gens.
Il faut aussi prendre en compte que tout cela se passait au bout du monde, même au-de-là des frontières de notre monde connu, civilisé, de tous les jours. Cela se passait dans l´espace de l´illégal, du plus que précaire, là, où rien´est donné, et encore moins fixé, ou rien ne dure, tout ne fait que passer entre deux expulsions, comme le camp d´Eply qui devait être rasé le lendemain.
Ici, on ne fait pas semblant. On est soi-même. Être rom ou noun-rom n´a aucune importance. Ce qui est important, c´est d´y aller ou non.
Nous, on y est allé. La tête contre le mur.
Comme toujours. Comme déjà il y a de cela quelques années, devant les mêmes gens, mais quelque part ailleurs, sur un autre espace condamné a disparaître.
Et ces gens nous attendaient. Nous ne les avons pas déçu.
Ça, c´est notre succès...
Il est évident, qu´en apparence il n´y a aucune importance à donner à un spectacle pour des migrants devant leur hotel F1 ou dans des camps de roms bulgares et roumains, qui seront de toute facon détruits le lendemain. Aucune importance dans les faits, mais extrêmement important dans le symbole et la signification pour tous ceux qui sont directement impliqués dans ce projet, qui se sont investis et qui vont passer leur examen d´excellence. Un camp illégal rom, dans un hangar branleballant, avec tout ce que cela comporte comme porte-à-faux par rapport à l´hygiène, par rapport à toutes les conventions et pratiques élémentaires en ce qui concerne l´habitat humain, sans parler de contexte artistique d´un lieu de spectacle qui n´en est absolument pas un, donc c´est tout - la cour des miracles, le Radeau de la Méduse, la dernière station d´une voie sans issue avec un plafond éventré, c´est bien plus que le contraire d´un Olympia qu´on a fait il y a deux saisons, ou d´un Zénith, sur la scène du quel nous avons fait monter à l´époque des gamins sortis des mêmes cabanes devant les quelles nous allons nous produire. Oui, on pourrait en toute bonne conscience dire, qu´il n´y va de rien, un spectacle ici, il n´y en a jamais eu, et qu´il y en ait ou non, quelle importance...
Et pourtant. Certains de ces gens nous ont déjà vu, il y a quelques années de cela, dans un autre endroit improbable, avant le passage des bulldozers. Pareil, à l´époque c´était une gageure, un pari perdu d´avance, à quoi cela pouvait bien servir de se produire là-bas. Eh bien, après deux, trois ans, par le plus grand des hasards, mais aussi par la persévérance des gens comme ceux des Intermèdes, nous retrouvons certains de nos spectateurs d´antan ici. Ils nous attendent. Ils savent que l´on doit venir, c´est un événement pour tout le camp. Nous retrouvons des jeunes que nous avons déjà croisé par le passé, qui ont grandi, nous reçoivent, nous font la place et aménagent tant bien que mal un espace scénique. On pousse la table de billard qui trône à l´entrée, on donne un coup de ballai, un coup de serpière pour les flaques d´eau, les gamins viennent de partout, les mamies et les mamans suivent. Certains des leurs, cousins, frères, soeurs, ont fait parti de nos tournées et spectacles. Les Ianouts, Ronaldino, Gabriella... Ils ont raconté, ils ont partagé leur expériences. Nous sommes reçu avec beaucoup de respect. Avec des grands sourires, bien qu´en dehors de cela il n´y a aucune raison de sourire. Nous sommes samedi, et le camp va être rasé lundi. Personne ne sait ou aller. Est-ce que ca un sens de venir « faire le guignol » dans de pareilles circonstances... ? On ne peut pas s´empecher de se poser la question. Le hasard du calendrier de nos tournées a fait que l´on soit là, alors il faut faire au mieux. Ne pas décevoir. Mais comment faire au mieux, sans les éléments de base, sans ceux qui ont travaillé, qui ont pris part aux activités, mais qui viennent de partir il y a quelques jours. Et il est évident que l´intervention que nous devons faire, a bien plus de signification, de contenu, qu´un banal spectacle de danse et de chant. Mais il est évident aussi, qu´au niveau artistique cela doit être impeccable, l´artistique doit remplir sa mission première, nourrir l´ âme et le coeur, élever l´esprit avant que le corps ne monte à l´échaffaud...
Avec les Kesaj Tchave, nous sommes programmés pour ce genre d´interventions. Nous travaillons tout au long de l´année, et bien que aussi sujets à des changements et des désistements chroniques, de par notre grand nombre nous arrivons toujours à donner un rendu qui tient la route. Mais là, avec une mini troupe d´Aven savore, en fait, avec quelques éléments absolument inexpérimentés, en plus ne venant pas du milieu culturel tsigane, puisque en l´ocurrence, la majorité de la troupe est constitué de françaises et africaines, comment faire ? Comment faire pour se produire devant ce public tsigane, dans un endroit totalement improbable, dans des circonstances hors normes, comment faire pour apporter la culture tsigane à des roms de souche par des français, africains, maghrébins, sans que cela ne soit déplacé ou risible tout simplement ? Pour que le public et les interprètes y trouvent leur compte, et pour que la troupe d´Aven savore des Intermèdes n´essuie pas un échec qui signifierait la fin de ses activités.
La seule solution, est de faire comme si rien n´était, de s´investir totalement dans l´action, sans aucune concession, comme si nous étions à l´Olympia, avec le meilleur de nos troupes. C´est ce que nous avons fait, heureusement, parmi nos garçons il y avait les éléments les plus expérimentés, avec aussi quelques uns de nos bacheliers de l´année dernière, alors nous avons pu mener à bien notre action, et les filles des Intermèdes, emportées par notre dynamique, se sont tant bien que mal moulues dans cette forme de faire qui est la nôtre, et le résultat final était aussi inattendu qu´impeccable. Le public a reçu un plein d´énérgie et d´émotion, et les interprètes, voyant leur performance bien accueillie, peuvent repartir avec la satisfaction d´un travail bien fait et la détermination de continuer sur la même voie. La détérmination, manifestement, elle était au rendez-vous, puisque à un moment donné je cherchais du regard Laura, une des rares jeunes filles tsiganes faisant actuellement partie de la troupe, toujours en première ligne, très dynamique, donc je me souciais de ne pas la voir sur scène, on avait besoin d´elle. Eh bien elle n´était pas devant, pour la bonne raison qu´elle était derrière, elle donnait son sein à son bébé, tranquille, accroupie derrière celles qui dansaient devant, avant de le remettre dans les bras de sa grand-mère, et reprendre du service sur le devant de la scène. C´est la premiere fois qu´une de mes danseuse allaitait sur scène. Il y a un début à tout...
Ces interventions sur les terrains sont très intenses, jamais les mêmes, pourtant toujours avec les mêmes ingrédiants, immuables au fil des années. Nous avons beau avoir l´habitude, avoir à notre palmarés un nombre considérable de ces actions, il y a toujours quelque chose pour nous surprendre, quelque chose d´inattendu, que nous n´avons encore jamais expérimenté auparavant. Après la fin de notre spectacle, les moniteurs et les stagiaires des Intermèdes rangent les affaires, nos garcons ramassent les instruments de musique et les costumes, je bavarde avec les gens sur place. Juste à la sortie du hangar qui sert d´abri à tout le camp, il y a un cabanon, avec une dame âgée assise devant, les larmes aux yeux, en me voyant passer, elle me prend par le bras, me dit en roumain tous ses remerciements, et me demande d´attendre un instant, le temps qu´elle revienne de son cabanon avec une bible à la main. Elle me l´offre avec des bénédictions pour toute ma famille, pour toute la troupe... Je vais vite à la voiture, pour lui ramener au moins une belle photo du groupe en souvenir et nous repartons comme nous sommes venus. Le lendemain, lorsque Nicolae, l´éducateur rom roumain des Intermèdes, nous accompagne à la gare, il nous explique que cette dame, qui est sa voisine, puisqu´ils habitent le même bidonville, il la connait bien. Elle, et son mari, roumain, pas tsigane, sont une bonne famille, tous leurs enfants ont fait des études, certains à l´université. Mais ils ne vivent pas avec leurs parents, ni prês d´eux, ils sont au loin, à Bucarest. Les enfants, adultes, viennent que une, deux fois par an, pour les grandes fetes. La famille n´est unie qu´en apparence. Lorsque leur mère est tombée gravement malade d´un cancer, il n´y avait personne pour s´en occuper. L´accès aux soins adéquats en Roumanie était impossible pour elle. Alors elle a fait le choix de venir en France, de passer par la vie des bidonvilles, avec l´espoir d´accéder aux soins médicaux et pouvoir subir l´opération qui était indispensable. Cela reléve du miracle, et pourtant elle a réussie. Elle a été opérée deux fois, pour l´instant son état est stable, il y a espoir que cela évolue dans le bon sens. La bible que cette femme m´a donnée est toute remplie d´anotations à la main, faites par la vielle dame. A chaque page, à chaque strophe, des fois à chaque ligne, il y a un commentaire, écrit de main tremblante, toute la bible est bleue de ces lignes miniscules écrites au stylo bille ou au crayon. Quel cadeau ! Et quelle histoire ! Combien de courage, d´abnégation, de foi il a fallu pour tenir jusqu´au bout. Je ne connais même pas le nom de cette dame. Mais je me souviens très bien de son visage et de ses yeux vifs, on dirait une enseignante à la retraite, replis d´une immense tristesse, pleins de gratitude, me remerciant de faire ce qu´on fait et me donnant sa bénédiction. Je me suis rendu compte, que je n´aurais pas été capable de vivre une seule journée de ces hommes et femmes, qui affrontent le destin tel qu´il vient, et font avec. Avec un projet de vie très concret, clair et net - assumer matériellement leur famille, construire une maison en Roumanie, une belle maison, toute pimpante, kitch, avec des tourelles et des balcons, dans la quelle ils vont habiter juste dans une pièce au rez-de-chaussée, le reste sera juste pour la façade, immaculé, au spectacle des voisins et de la famille. Peu importe, si cela nous semble superficiel, si nous ne comprenons pas. Ce superficiel à nos yeux, c´est toute leur vie, leur vie de misère des bidonvilles, de la manche et de la feraille, au service de ce « rêve occidental », que nous leurs donnons en pâture avec nos vies, nos pubs, nos réussites parvenues, ce rêve, ce mirage, ils le réalisent au prix de renoncements infinis, de persévérance, de tenacité à tout épreuve. Aucun bulldozer n´arrivera jamais à raser leur détérmination, leur foi inébranlable en une vie meilleure, toute pleine de cette consommation à la quelle nous ne croyons plus. Et ils ne vivent pas tous des combines, du vol ou du trafic. Ils font ce qu´ils peuvent, et je dois bien admettre que je n´en serais pas capable, loin de là... Je dois avouer, que ce jour-là, j´avais en moi pour ce camp une admiration que je n´avais encore jamais ressentie jusqu´à cet instant. D´habitude, avec mon épouse, nous sommes critiques, très critiques... Mais là, peut-être est-ce la bible criblée de petits mots, ces mots de remerciements en roumain pour ce qu´on fait pour ces gosses... m´ont fait voir les choses d´une autre manière.
les photos sont sur :