Bilan 2018

par Jean Barak
 
 

Kesaj Tchave 
Après 18 ans d'existence le temps des bilans est venu.

Lycée rom

Constatant que, massivement, et dans le meilleur des cas, les enfants roms des bidonvilles ne s'adaptaient quasiment jamais aux exigences d'un cursus scolaire ordinaire au delà de l'école primaire, Elena Akimova et Ivan Akimov ont fondé un "lycée Rom". Une classe puis trois, annexe à Kežmarok du lycée Rom de Košice, créé et dirigée par Anna Koptova, la sœur aînée d’Elena, ancienne députée Rom au parlement de Slovaquie, créatrice de nombreux dictionnaires et ouvrages sur l'écriture et la syntaxe du romani, langue vernaculaire, jusque là orale et non codifiée en Slovaquie.
Basé sur leur bénévolat et notamment d'enseignants à la retraite, travaillant dans des conditions plus que précaires, ils ont sélectionné les meilleurs élèves roms des écoles proches des bidonvilles, recrutés sur la base du volontariat. Ils ont développé un enseignement pragmatique, réinventant la pédagogie, dans les pas de Maria Montessori en 1907 et de Célestin Freinet en 1918. Ils l'ont adaptée à leurs élèves et non l'inverse, comme il est d'usage partout ailleurs.
Le résultat est là, 16 élèves ont réussi le bac en 2016, dont six avec mention excellent, 8 ont intégré l'université. 
Sur une population de 200 000 âmes roms au parcours primaire chaotique, c'est peu, mais ce sont quinze hirondelles qui permettent de croire encore qu'un printemps est toujours possible. Ce n'est pas génétique comme le professait la psychiatrie Suisse jusqu'en 1987, et pas qu'elle. 

Plafond de verre 

Pourtant ce succès évident n'a jamais rencontré aucune reconnaissance,
si ce n'est de la République Française qui a décoré Ivan Akimov de l'Ordre National du Mérite, ce qui ne mange pas de pain mais ne nourrit pas son Rom pour autant. Et depuis 2015 du CCFD-Terre solidaire, dont les soutiens sont toujours remarquablement ciblés et pertinents.
Bien au contraire, les autorités locales ont déployé avec une remarquable constance de méritoires efforts pour rendre le projet irréalisable.
Opposition réitérée à l'ouverture des locaux, jamais aux normes, jusqu'à concéder de guerre lasse la location de locaux désaffectés, délabrés et insalubres. Les libertés prises avec la rigueur administrative réglementaire, les dénonciations anonymes et l'épuisement les ont contraints à fermer le lycée, courant 2018, la mort dans l'âme. D'autres établissements ont accepté de recueillir les jeunes, ils n'ont tenu que 48h. 
Cela dépasse l'entendement, mais dans toute folie il y une logique.

Tout va très bien 

Il est juste de reconnaître que la République Slovaque déploie réellement de grands efforts en direction de la population rom.
Allocation de base contre travaux d'intérêts collectifs, scolarisation des enfants obligatoire, sous peine de prison ferme pour les parents, accès aux soins. Il n'y a donc pas de problème. Si les enfants roms n’accèdent pas au études secondaires c'est qu'ils n'en ont pas la volonté ou la capacité. Si vous proposez des solutions, pire des résultats probants à un problème qui n'existe pas, c'est vous le problème. Dénoncer le grand déni de la réalité met tout le système en accusation. Aussi loin que ce soit de l'intention, ça n'excuse rien, c'est purement et simplement de la subversion. Soyons justes, au temps du communisme ça aurait pu être très lourdement sanctionné. 

"Les" Roms

Vus de France, les roms vivent dans des bidonvilles et mendient aux feux rouges. Pour la police et les gendarmes ce sont tous des voleurs reconnaissables au premier coup d'œil. Vu de l'ONU, c'est une minorité ethnique discriminée, ce qui est loin d'être faux, ouvrant droit a des subventions plus que conséquentes. Pour une grande part elles se perdent dans les sables aurifères de ceux qui savent y faire.
Pas nécessairement ceux qui font, mais ceux qui savent "se vendre", qui séduire et comment. En France, ces subventions ne sont tout simplement pas utilisées. 
En réalité nous ne parlons ici que des roms des bidonvilles: durant la période communiste une moitie environ de la population roms de l'Europe centrale s'est fondue dans la masse et la culture dominante. Ils sont intégrés, invisibles. Ceux qui ont retrouvé la démocratie la liberté et le chômage, misérables, chassés des villes manu militari, ont construit aux abords des villages de la campagne slovaque des bidonvilles hors du temps et des lois. Des lieux de désespérance absolue. Ces Slovaques à part parlent exclusivement le romani, étrangers dans leur propre pays. Chômage, misère, alcoolisme, analphabétisme, absence totale d'hygiène, ni eau ni électricité ni toilettes, maladies endémiques, absence de repères sociaux, absence de solidarité, endogamie, repli culturel, absence de guidance parentale... font de ces lieux de désespérance des chaudrons prêts à exploser à tout moment au moindre prétexte. Alors les haches volent bas. Dans ces accès de fièvre -ou de folie- tous se battent contre tous. Devant ce déchaînement de violence la police dépassée fait appel à l'armée qui impose loi martiale et couvre feu. "Si rien n'est fait, ça peut durer mille ans " constate Ivan. (*)

C'est à cette aune qu'il faut mesurer l'aventure des Kesaj Tchave, si modeste en regard de la « question » Rom, mais symboliquement emblématique. Et pour chacun, ça fait la différence. Il n'est pas exagéré d'affirmer que la fée Kesaj a sauvé ces enfants de tous les maux auxquels ils étaient voués. 

Kesaj Tchave 


La troupe et les tournées, dans les bidonvilles de France et de Slovaquie ou à l'Olympia, ou encore au Toursky à Marseille, sont la récompense des efforts scolaires consentis, l'occasion de populariser la culture Rom, comme pour chacun d'en être et d'en être fier. Une dignité retrouvée. Ils en sont conscients.
 

A pleins poumons

Les Kesaj Tchave chantent sur scène comme dans leurs villages de toutes les misères: à pleins poumons, ensemble et en polyphonie, ou chacun pour lui même, comme ils l'ont appris dans la rue. Ils dansent de même, mais à un très haut niveau de virtuosité.

Le nerf de la guerre 

Depuis trois ans, donc, le CCFD-Terre Solidaire soutient les Kesaj Tchave à un niveau très significatif. Sans son aide la tournée 2018 n'aurait jamais pu avoir lieu. Au temps du lycée, le local qui les abrite était mis à disposition. Le lycée fermé ils doivent le louer très cher a l'année pour les répétitions du groupe. La situation était critique cette année au point qu' ils pensaient également arrêter le groupe. Paradoxalement, leur tournée présumée d'adieu leur a donné un grand coup de fouet et rendu courage. Il y aura donc très probablement une tournée 2019, les fées sont têtues. Pour 2020, on verra. 

 

 

"Vas au bidonville avec Stephen, tu leur donnes 20€ pour l'autobus et vous ramenez tous ceux que vous trouvez". C'est le credo de la fée. C'est jour de répétition au local des Kesaj Tchave. Cette fois ils sont environ trente cinq, de tous les âges.
Nikola et son mari Dominik sont revenus après une longue absence, avec leur bébé de un an, Eliska. Elle en a 18 et lui 20. Elle a une très belle voix "C'est la seule qui sache chanter" murmure Ivan. "Pour former un vrai chanteur ou un excellent musicien il faut dix ans, nos anciens sont partis pour un cachet dans un orchestre professionnel.
Dominik m'explique avec quelques mots clé d'anglais qu'il aimerait que sa fille aille vivre à Paris. Il y a les tout petits, 7 ans peut être, à l'énergie explosive, on ne peut les compter qu'à la porte du bus, ils arrivent de tous les côtés, apparaissent, disparaissent et se déplacent sans cesse selon une logique mystérieuse ou aléatoire. Ivan explique qu'il pourrait aligner des chanteurs et des musiciens irréprochables à condition d'en virer neuf sur dix. Faire le parfait spectacle tzigane de plus n'est pas leur objectif. Leur spectacle s'appelle "Notre vie" et ils s'y engagent comme si elle en dépendait. Sans doute en dépend-elle.

 

Photographies

Outre celles des spectacles et des répétitions, en France et en Slovaquie en 2018, nous avons imaginé de faire un recueil aussi complet que possible de photographies des musiciens, chanteurs, danseurs et danseuses du groupe, chez eux et dans leurs milieu de vie, de mettre ces images en abîme avec le travail des photographes qui sont passés depuis les débuts à Kežmarok. On y découvre leur image à la scène, mais également la réalité de leur vie. Ces images s'inscrivent dans une chaîne dont le lien est Kesaj Tchave.

 

(*) Depuis peu, des industries installées à la périphérie de Kežmarok embauchent. Les roms des bidonvilles qui y ont trouvé du travail rebâtissent leurs cabanes en dur, plus salubres. Leurs conditions de vie en sont transformées.

 

Fotogaléria: Bilan 2018