Texte complet

 
 
KESAJ TCHAVE, JOURNAL DE BORD LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS, ÉTÉ 2011 
Jeudi 9  juin 2011. 
Bidonville de Velka Lomnica. Slovaquie orientale. Une centaine de participants. Des grands, des petits, des femmes, des enfants. Des vieux, des tout jeunes. Ils se connaissent tous, habitent la même colonie, sont souvent des parents proches. Et tous ont participé jeudi dernier à une de ces bagarres générales dont a le secret Velka Lomnica. Presque tous, sauf les membres de notre groupe qui ont, eux, plutôt participé à une de ces répétitions dont Kesaj Tchave a le secret... La bagarre a été généreusement relayée par les médias (pas la répétition). Dans les journaux, à la télé. On voyait Edo le patriarche, le sage, avec une plaie sur le côté du front, causée par un coup de hache digne des caméras d’Hollywood, les petits avec des monocles mauves style Halloween et puis les registres d’entrées aux urgences —  blessures par coups, jets de pierres, de casseroles et autres objets tranchants, traumatismes crâniens, et une fausse couche comme dégât collatéral. Tout cela a commencé au beau milieu de l’après-midi tout simplement parce qu’une grand-mère a donné une tape sur les fesses de son petit-fils qui lui disait des choses pas gentilles. Là-dessus la maman, la belle-fi lle de l’aïeule, a pris celle-ci par les cheveux et lui a expliqué sa façon de concevoir l’éducation, et puis le reste s’en est suivi presque instantanément. Comme d’habitude, la patrouille de police appelée au secours a dû battre en retraite, ainsi que leurs collègues venus en renfort. Ce n’est que le commando spécial des « cagoulés », avec mitraillettes, chiens et gaz lacrymogènes, qui a réussi à rétablir un semblant d’ordre afi n de permettre l’entrée des ambulances... C’était à ce moment-là que, nous, nous rentrions tranquillement de notre répétition. Heureusement il n’y a pas de casse parmi les nôtres, à part quelques yeux au beurre noir des petits (Matej, etc.) qui n’ont pas pu venir à la répétition parce qu’ils avaient l’école l’après-midi et, de ce fait, ont pu entrer dans le vif du sujet en balançant des cailloux à tout va avec les autres. Pourquoi décrire une énième fois un scénario qui n’a, hélas, rien d’exceptionnel en ces lieux ? La veille, je participais à une rencontre avec des jeunes lycéens à Košice et, avec d’autres personnes engagées auprès des Roms, nous avions pour mission de leur expliquer que tout ce qu’ils perçoivent par les médias et ce qu’ils voient autour d’eux n’est pas le «  tout  » de la réalité rom. Au lieu de parler, je préfère cent fois passer en spectacle avec le groupe, et alors tout est dit. Mais là, ce n’était pas le cas, il s’agissait que d’un de ces innombrables trainings qui ont pour mission d’expliquer par des paroles des réalités qui dépassent l’entendement. Heureusement que j’avais à mes côtés une demi-douzaine des jeunes de Kesaj Tchave que j’avais emmenés avec moi pour leur changer un peu les idées. Ensemble nous avons tourné le débat à la rigolade, fi nalement les lycéens slovaques et les Kesaj étaient les uns et les autres tout aussi contents de sécher offi ciellement quelques cours pour l’occasion, un sujet d’entente était ainsi tout trouvé et avec quelques blagues on a tous compris que nous pouvons rire et voir la vie de la même façon. Aux autres tables de débat c’était plus sérieux, mais ça, c’est leur problème. Dans le cadre de cette rencontre j’ai donné plusieurs interviews, expliquant en long et en large nos activités et notre démarche. A la fi n de la journée je suis passé en vitesse voir ma belle-sœur Hanka, directrice du lycée rom de Košice, pour parler de ce que nous pouvions faire ensemble. Il serait temps d’ouvrir une fi liale à Kežmarok, on essaie d’établir une stratégie pour y parvenir. Il faudrait ouvrir une ou deux classes d’un lycée, mais surtout réfl échir à quelle structure mettre en place, faire qu’elle soit adaptée aux réalités du terrain et ait un sens pour cette population, créer une motivation pour les jeunes et leurs parents, les mener enfi n à envisager l’éducation comme un moyen de s’en sortir, alors que ne pas s’en sortir, c’est pour eux l’axiome même du bidonville. Alors nous arrivons avec notre petit « cirque » qui, bien que désuet et n’apportant rien de concret, prouve que l’image tsigane peut avoir d’autres contours que ceux des poubelles, de la boue et des entassements de détritus ; que tout simplement il est possible de participer à une autre réalité que celle de tous les jours. Cela fait partie de notre « discours », de notre communication, de notre réalité. En général le message passe bien, sauf quelques cas chroniquement récalcitrants. Hanka, ma propre bellesœur, la fameuse directrice du lycée tsigane de Košice, ancienne élue du Parlement, est l’un deux ; à chaque fois elle nous demande gentiment, tout étonnée, pourquoi nous poursuivons encore toutes ces activités qui ne conduisent à rien, ne sont pas sérieuses, n’apportent rien, ne sont qu’un passe-temps, etc. J’ai beau me dire que ce n’est qu’une réaction de rejet par rapport à ses propres origines (elle est aussi issue d’une famille de musiciens), je suis à chaque fois tellement décontenancé par sa position que je ne trouve sur le coup rien à lui répondre... Le petit massacre du lendemain, au bidonville, fut une réponse par le concret  : une bonne répétition sert notamment à éviter des coups de hache et aussi à ne pas en donner. Ce n’est pas très intello ni très sérieux, mais c’est vrai et c’est comme ça. En tout cas c’est comme ça chez nous à Velka Lomnica, ainsi que chez des voisins d’autres bidonvilles et colonies où, avant d’avoir envie d’entrer au lycée, il faudrait déjà éviter d’entrer en prison ou au cimetière uniquement parce que l’on n’a rien de mieux à faire un jour où les haches volent particulièrement bas... 
 
EN TOURNÉE, PRINTEMPS 2011 
Nous sommes entre deux tournées. Il y a un peu plus d’un mois que nous sommes rentrés de celle de printemps, et celle de l’été doit commencer dans moins de trois semaines. Celle qui s’est achevée par la fameuse Primavera Tsigane, au Cirque Romanès à Paris, était vraiment bien. Une bonne entente, des rencontres et des échanges. S’il n’y avait pas tous ces impondérables faits de changements et d’impromptus dus aux désistements de dernière minute, il n’y aurait rien à signaler. Mais comme l’imprévu fait partie de tout projet Kesaj, ce n’est pas la peine de s’y attarder plus que ça. Quand même, une pensée émue pour la veille du départ quand on nous annonce que l’étape de trois jours en fi n de tournée est supprimée (pareil il y a une semaine pour celle par laquelle la tournée devait commencer) : juste ce qu’il faut d’adrénaline pour vouloir partir ; grâce à l’engagement de bénévoles et d’amis de tous les côtés, ça va s’arranger fi nalement. Et cela donne même lieu à des rencontres incroyables, comme ce fut le cas au petit village des Cévennes, Sainte-Croix-Vallée-Française, ou au camp des Gens du Voyage à Boucau. Rien de tout cela n’était prévu et c’était formidable. Il y a aussi, heureusement, des programmations qui se maintiennent et se passent très bien. Comme le passage par Genève, où le hasard a fait que, juste au moment où nous rencontrions Inès (notre contact sur place), il y avait une manifestation devant le siège de l’ONU ; en rigolant nous remarquons que les manifestants scandent quelque chose comme « maro, maro, chan, chan », ce qui veut dire « du pain, du pain, à manger, à manger ». Nous disons en blaguant que cela ressemble à du romani et nous découvrons, stupéfaits, que c’étaient des manifestants originaires du nord-ouest de l’Inde... donc il n’y avait pas de méprise, ni de rigolade, ils réclamaient tout simplement du maro, du chan — du pain et à manger... Je suis content qu’il y ait eu également, dans notre passage à Genève, une prestation dans une école primaire. Cela s’est très bien déroulé et a bien inauguré ce premier contact avec les associations Mesemrom et Caritas de Genève qui nous ont très bien reçus. Ce n’est pas évident, surtout pour une première fois, de s’occuper d’un groupe de trente-sept personnes. Normalement, après Genève, nous aurions dû passer par Mont-de-Marsan, mais les subventions étant ce qu’elles sont, ou plutôt n’étant pas, la semaine prévue là-bas fut annulée. Par chance Mélanie a réussi à trouver deux points de chute au pied levé. Le premier, le village de Sainte-Croix, en Lozère, était digne de la Cordillère des Andes. En plus, nous nous étions trompés de route, nous avons pris celle qu’on nous avait dit d’éviter à tout prix... Je passe les détails, mais nous frôlions le précipice à chaque virage. Nous avions trois heures de retard. Or tout le monde nous attendait paisiblement devant l’école. Nous avons commencé directement en descendant du car, heureusement les petits et les nouveaux sont avides de se donner en spectacle et tout de suite il y a eu une ambiance du tonnerre. Après un bon repas et une soirée à danser tous ensemble, nous nous répartissons chez les habitants pour la nuit. Que de hameaux et bâtisses perdues dans les montagnes, chez ces gens qui ont fait le choix de vivre dans une nature éloignée de tout. Le matin, farniente en commun sur le pré du village et nous prenons ensuite la route de Montpellier. Un tout autre cadre nous attend au café-concert de La Pleine Lune qui nous a accueillis pour deux nuits. C’est un vieux quartier gitan, turc, arabe, très chaud, où la nuit tient lieu de jour... Pareil, accueil chaleureux et des interventions en terrasse, à l’intérieur, le jour, la nuit, qui ont le mérite de servir de répétitions live pour une troupe fraîchement reconstituée. En effet, pour la première fois, nous ne pouvons pas compter sur des anciennes : Ivana est enceinte, Luba s’occupe de toute la famille, Andreja est mal fi chue et Maja sort avec Tomas et ne veut pas le quitter. En plus, juste une semaine avant le départ, Jaro et Shnurki ont eu un coup de folie et ont voulu arrêter leur participation à Kesaj pour des histoires d’argent, ils prétendent nous ne donnons de l’argent qu’à Dusan et eux aussi veulent s’acheter des jeans à 50 euros... Ils ne mentionnent jamais leurs petits frères qui n’ont rien à manger et que nous soutenons déjà en aidant leur mère quand c’est trop critique (quand ils titubent et manifestement n’ont pas becté depuis quelques jours). J’imagine que c’est suite au périple de 100 km qu’ils ont dû se taper en rentrant de Pribilina où est mariée leur sœur Marcela. Pour l’aller ils avaient de quoi payer le train, pour le retour aussi, mais leur beau-frère a perdu l’argent dans les machines à sous, il ne restait plus qu’à rentrer à pied en errant à travers les forêts et les bois. En rentrant ils étaient pratiquement en état de choc, donc je ne m’étonne pas trop de leur réaction. Mais c’était fait, et ça eu le mérite de m’obliger à me mettre d’accord avec Gusto pour qu’il vienne jouer du saxo s’ils venaient à faire défection. Comme ils ont pris également en otages leurs petits frères (Matej, Kubo, etc.) constituant en ce moment le gros de nos troupes en garçons, nous étions plutôt mal partis et c’est là que, par le plus pur des hasards, débarque une dizaine de garçons de Ramus qui ont déjà fait partie du groupe lorsqu’ils étaient petits et reviennent pour voir s’il y a du neuf. Ça tombe plutôt bien, au moins nous ne sommes pas dépendants de Jaro et Shnurki, mais quand cela se calme, nous ne voulons laisser tomber personne et nous nous retrouvons donc avec cinq nouveaux qui, bien que méritants et doués, ont encore pas mal de choses à apprendre du point de vue de l’orientation scénique. De sorte que tous les spectacles s’enchaînant à raison de plusieurs par jour à Montpellier remplacent les répétitions qui n’ont pas pu avoir lieu avant notre départ. Pour autant, je ne pense pas avoir lésé les spectateurs, car l’enthousiasme et l’énergie de la troupe étaient déjà un spectacle en soi et le public le recevait très bien. Après une semaine de tournée, lorsque nous arrivons à Auch pour le Festival Welcome in Tsiganie, nous sommes déjà bien rodés. Heureusement que ce festival a tenu ses engagements et que nous sommes reçus comme des petites stars, avec une attention et un soin particuliers. Nous étions à l’affi che avec Kociani orchestar et Mahala Rai Banda. Autant dire avec ce qu’il y a de plus en vent aujourd’hui sur la scène tsigane internationale. Même avec notre formation fraîchement reconstituée, nous étions contents de pouvoir nous confronter directement à une concurrence digne de ce nom. Nous étions superbement logés, dans une espèce de manoir, ancien couvent reconverti en gîte, dont les murs datent du xiiie  siècle. Magnifi que, un cadre de fi lms de chevaliers. Justement c’est ça qui posait problème. Alors que je m’émerveille devant les chambres d’époque, je découvre un certain effroi chez les jeunes, qui se répand très vite, et rapidement nous sommes obligés de changer la disposition des lits, de les regrouper par chambres, car tous ont peur de cette bâtisse d’un autre âge, où il y a sûrement des esprits partout. Après une première nuit, que tout le monde a passée sans fermer l’œil, tout rentre dans l’ordre, l’environnement est trop bien, on peut jouer au foot, à cache-cache, prendre des douches, il y a du shampoing... On se fait la tambouille. Le lendemain les petits, pour se donner du courage, vont tout seuls dans le noir au cimetière qui fait partie du hameau et disent à tue-tête des Notre Père. Ils rentrent tout fi ers. Les esprits ne leur font plus peur. Notre spectacle est prévu en soirée. Il y a une bonne sono. L’après-midi, je dois participer à un débat sur la situation des Roms en Europe. J’accepte pour faire plaisir aux organisateurs. Les théoriciens ont de ces manières de parler ! A les croire on devrait être puni et châtié pour le simple fait de ne pas être rom, on volerait à ceux-ci leur parole, leur culture, etc. Décidément il y a un paquet de problèmes personnels derrière cela. Par chance, Helena n’est pas là, on évite l’incident diplomatique grave. Notre spectacle est super. On est à fond. On fait du « tsigane pur jus ». On se défonce. On dégage une énergie à toute épreuve. Ce n’est pas de la vantardise. C’est un constat. Les autres groupes, même de pointe, ne peuvent pas rivaliser à ce niveau. Ils sont tous pro, des super pros, et justement c’est ce qui fait que, sur ces paramètres, ils sont en défaut par rapport à nous. Ils ont un son, des décibels, mais ils n’ont pas la niaque. Ils n’ont pas de raison de l’avoir. A la différence de nos gosses. Tout se passe bien, le gars à la sono est juste légèrement endormi, il ne branche les micros que quand la chanson est bien entamée, le gars à la lumière fait des effets qui nous font rater certains enchaînements... mais bon, il n’y a pas de mauvaise intention. C’est pareil pour les cuistots qui se sont mis en tête de nous faire goûter un repas végétarien ultra-bio-écolo qui, hélas, fi nit dans les poubelles. Le soir du spectacle n’est pas le mieux choisi pour ce genre d’expériences gastronomiques. Les contacts avec les autres musiciens tsiganes sont diffi ciles, comme souvent. Une crainte de la concurrence et surtout une estime de soi démesurée de leur part rendent trop souvent ces rencontres superfi cielles. Là, nous sommes dans la norme, sans plus ni moins. Le lendemain c’est le spectacle de Mahalai Rai Banda, ce qui veut dire Grand Orchestre de Bidonville. Lorsque Shnurki attend, tout content, la sortie de scène des musiciens pour leur serrer la main, ils ne lui tendent pas la leur... Lamentable. Nous attendions tous sur le côté de la scène pour monter les rejoindre à la fi n. A plusieurs reprises nos fi lles étaient allées spontanément danser sur le devant de la scène, apportant un peu de fraîcheur juvénile à ces vieux routards de la musique. Et nous devions être invités à participer ensemble au fi nal en chantant l’hymne tzigane Djelem Djelem. Mais personne ne nous a appelés, ni présentés. Dans un autre contexte, cela n’aurait aucune importance. Mais là, ça n’allait pas. Ces gosses qui viennent vraiment des bidonvilles ne sont pas là pour être méprisés par des gars qui instrumentalisent, pour leur image de marque, les bidonvilles, la misère des bidonvilles, la misère de ces gosses et ne sont même pas capables de serrer la main à un collègue, précisément parce qu’il vient vraiment du bidonville. Il y a une multitude de personnages qui font dans le « tsigane ». Des chercheurs, des politiques, des écrivains, la plupart du temps des artistes. Peu importe. Ils peuvent mettre des chapeaux pour faire tsigane, mettre des habits déchirés pour faire « déchiré », jouer aux durs, aux malpolis, aux truands romantiques, aux petits malins... On s’en fout. A chacun sa vie. Mais montrer un peu de respect élémentaire pour ceux qui sortent du fi n fond de ce monde tsigane me semble être la moindre des choses. Car, immanquablement, à chaque fois que l’on fait référence au « Tsigane », il y a également l’aspect de la misère, de l’incroyable pauvreté et le public, par son émotion et sa générosité, suit. Les organisateurs, producteurs, programmateurs, qui se servent, consciemment ou non, de ce concept pourraient eux aussi suivre un peu. Nous savions qu’en fi n de tournée se préparait à la Villette une série de spectacles dont l’un était intitulé «  Rue Tsigane  ». Nous avons contacté les organisateurs dans l’espoir d’y être programmés. Cela tombait pile au moment de notre retour sur Paris. On n’a pas fait affaire. J’ai su que l’événement était plutôt pâle, morne, sans l’émotion et la vie que nous aurions pu apporter. Mais il n’y a pas que nous. Il y a aussi d’autres groupes venant directement du milieu tsigane. Jamais on ne les voit à l’affi che. Cela serait tellement dur de prendre le risque de les programmer de temps en temps ? Bon, on ne peut pas se plaindre. Tout ce qui manque dans le monde professionnel, on le retrouve partout ailleurs où nous passons. Des inconnus qui deviennent des amis, des gens de tous horizons qui réussissent des prouesses au niveau de l’organisation, arrivant à tenir ce pari incroyable qu’est d’accueillir plus de trente Tsiganes sans se prendre la tête pour cela. 
 
FAIT DIVERS, HIVER 2011 
Il faut faire vite. Il n’y a jamais de temps à perdre. Chaque minute est précieuse. Le train omnibus Poprad-Kežmarok part pour Lomnica à 13 h 56, donc à 13 h 30 je sors de chez moi, je téléphone à Dušan pour qu’il prévienne tous les jeunes et au plus tard à 13 h 45 je dois être au passage ferroviaire sur la route de Lomnica, où en même temps accourent les petits et les grands de la colonie. Je donne de l’argent aux grands pour le train et je prends un maximum de petits dans ma voiture, plus une ou deux fi lles qui ne veulent pas venir en ville pieds nus. Tout le monde est là, avec en prime Giza, la mère de la tribu Cˇonka (Matej, Kubo, etc.), qui ne rate jamais une occasion de demander quelques pièces ou même un petit billet, car « personne n’a rien à manger » (et en plus c’est vrai...). Mais cette fois-ci elle accompagne le petit Matej qui a la tête emmitoufl ée d’un énorme foulard et pleure à grosses larmes. Il a un mal de gorge féroce, en fait depuis deux ans il souffre d’angine chronique, mais à chaque fois qu’il doit aller se faire opérer à l’hôpital, il s’enfuit et personne n’est capable de le rattraper. Cette fois-ci, manifestement, il souffre trop et c’est lui-même qui demande qu’on l’amène chez le docteur. Que faire ? Ils sont tous là, mobilisés pour la répétition, et le môme qui n’arrête pas de gémir. Alors tout le monde va prendre le train. Tant pis pour ceux qui attendent que je vienne les chercher à Rakusy, je fi le d’abord avec Matej à l’hosto de Poprad. Il est déjà 14 heures passées, je crains que l’on se fasse jeter, mais non, malgré la salle d’attente bondée, on est assez vite appelés. Matej reçoit une prescription d’antibiotiques et on l’emmène quand même à la répétition pour qu’il soit au moins au chaud et qu’on puisse lui faire avaler les cachets. Je file récupérer ceux de Rakusy qui, malgré le retard, attendent fi gés sur place à l’entrée du bidonville et on se dépêche. Mais, au retour, les pleurs de Matej ont repris de plus belle, tous les adultes sont mobilisés pour essayer de lui faire ingurgiter les médicaments. Pendant ce temps le reste de la troupe, quelque quarante gamins dans notre couloir de moins de 20  m2, danse et chante comme au jour du Jugement dernier... Matej est pétri de douleur, on cherche un dérivatif pour qu’il pense au moins quelques instants à autre chose et qu’on puisse lui faire avaler ses médocs. Finalement, ce qui est le mieux, c’est la rubrique des faits divers. Hélas, elle est particulièrement chargée, à tel point que Matej en oublie de pleurer et nous conte ce qui fait la une de non seulement des ragots du bidonville, mais même de la presse nationale. On en a eu écho à la télé, un crime odieux a été commis la veille au village de Velka Lomnica. Une pauvre femme de quatre-vingt-six ans s’est fait sauvagement assassiner. Chez elle, dans sa maison, pour quelques malheureux euros. L’effroi, l’horreur. Matej avale ses comprimés de pénicilline et, abasourdis, nous l’écoutons dans son excitation nous relater tout ce qu’il sait de cette monstrueuse affaire. Bien sûr, tous les soupçons se portent sur le bidonville. Il faut bien dire qu’il y a là plusieurs énergumènes tout à fait capables de perpétrer pareille abomination. Tout le monde pense tout de suite à Mogi. Un écervelé d’une trentaine d’années, dont une bonne quinzaine passée en prison. Heureusement, je n’ai pas eu à le fréquenter personnellement, mais je sais qui c’est et je connais ses faits et gestes qui me sont régulièrement relatés par les petits, auxquels rien n’échappe. Comme le fait Matej à l’instant. La vie de Mogi est scandée par les allers-retours de derrière les barreaux et par la vitesse qu’il met à faire une nouvelle connerie pour y retourner illico. Le score de quinze années sur trente au mitard en dit long sur son aptitude à faire vite et surtout sans réfl échir. Il excelle en automutilation (il n’y a pas sur ses bras deux centimètres sans cicatrices), ce qui ne serait pas grave, mais il exerce également ses talents sur ses proches, sur sa femme en particulier. Il faut dire qu’à chaque retour de prison il la retrouve avec un gars différent, alors il remet ça, au couteau ou à la lame de rasoir, et il repart aussi vite qu’il est arrivé. Il y a un mois il lui a, une fois de plus, tailladé tout le visage avec une lame Gillette. Il y a eu du sang partout, les fl ics sont arrivés mais n’ont pas réussi à l’attraper. Et pourtant il ne se cachait même pas. Le soir, en rentrant d’une répétition, tandis qu’il était vivement recherché, nous le voyons déambuler tranquillement sur le quai de la petite gare de Lomnica, ivre mort, titubant à larges enjambées dans la nuit glaciale, chemise blanche, largement ouverte sur une carcasse décharnée, dans une espèce de danse macabre sur fond de pleine lune qui constituait un décor digne des meilleurs fi lms de vampires et nous faisait particulièrement apprécier notre voiture, sans laquelle nous aurions été obligés de partager le quai avec lui. Je plaignais en moi le voyageur malheureux qui aurait eu la malchance de devoir prendre le train ce soir-là... En tout cas, si les policiers ne l’ont pas pris, c’est qu’ils ne le voulaient pas trop, car il était impossible de ne pas l’apercevoir, seul au milieu de la nuit, sous les feux de la rampe, ne se souciant absolument pas de ses poursuivants en uniforme ni d’ailleurs du reste du monde. Mais, peut-être, le fait qu’il ait essayé de tailler sa femme en morceaux ne concernait pas vraiment notre société majoritaire, cela restait du domaine de la vie privée de ces sauvages sans foi ni loi... Alors il ne faut pas s’étonner qu’un autre incident se soit produit et ce n’était qu’une question de temps. Malheureusement c’est la pauvre vieille qui en a fait les frais. Du moins c’est ce qui paraît évident, et toute la colère des villageois s’est canalisée sur le bidonville. Les policiers sont les premiers à le dire : tous les soupçons se portent sur les Roms de la colonie. On ressort tous les récits d’horreur de la vie invivable au quotidien — les vols en plein jour, les invectives, les vieux qui ont peur... Tout cela complaisamment relayé par les médias, friands de ces plaisirs troubles. Un couvre-feu est tout de suite décrété. Aucun Tsigane n’a le droit d’aller au  village après 20 heures. Ce délai est vite ramené à 16 heures. On prend les empreintes digitales de tous les adultes. Les tests ADN sont négatifs pour Mogi qu’on a mis sous les verrous, mais pour un délit plus ancien. Il constituerait pourtant le coupable idéal. C’est là qu’on apprend que le père de Matej a disparu avec d’autres Cˇonkas. Bourko, c’est son surnom, aime aussi à traîner au village et à mendier pour s’acheter un litre de tchoutcho (vin fruité) qu’il consomme aussitôt et sans modération. Qu’il se soit volatilisé juste après le crime donne des sueurs froides... Quand il a appris ce qui s’est passé, il a préféré fi ler de peur que les gendarmes ne viennent l’interroger. Pas très malin. Il devrait être quelque part du côté de Bratislava ou Brno. Bourko a beau avoir la quarantaine passée, côté âge mental, c’est plutôt du niveau de ses derniers fi stons, pas très loin de l’adolescence... Mais il n’a absolument pas le profi l d’un tueur. Du moins pour nous. Faut voir avec les gendarmes. Ceux-ci avouent qu’hormis ce qui vient de se passer, il n’y pas de criminalité particulière ni au bidonville, ni au village. Mais on comprend aisément les réactions émotives des villageois, ce n’est même pas la peine de les critiquer, même s’il y a aussi des SDF blancs du village qui pourraient être incriminés. Le lendemain soir, après le couvre-feu, nous ramenons les petits après la répétition. Personne dans les rues du village, les gamins nous montrent la grosse maison blanche où ça s’est passé. Pas un chat. Rien que la lumière froide des lampadaires et pas l’ombre d’un passant. A la colonie, c’est tout le contraire. Un noir absolu, pas un seul lampadaire, mais une foule compacte de jeunes qui, comme tous les soirs, sont là en train de chanter et de danser. Un soir de liesse ordinaire. Le lendemain du crime ! Helena et moi sommes effrayés, choqués, nous n’en croyons pas nos yeux. Comment cela est-il possible ? Il n’y aucun respect, aucune dignité ! On se croirait chez les sauvages, chez les cannibales ! Bien sûr, personne pour intervenir, pour faire respecter une élémentaire décence. C’est comme avec Mogi. Du moment qu’il ne s’attaque qu’aux siens, on s’en fout. Là, on instaure le couvre-feu au village, et ce qui se passe à la colonie, on s’en fi che. A 500 mètres du village en deuil, c’est la nouba, et ça ne dérange personne. Et pourtant c’est là qu’il faudrait l’installer, le couvre-feu. Marquer un minimum de respect. Avec des matraques s’il le faut. Helena est complètement révoltée de les voir faire la fête comme si de rien n’était. En vérité il est évident que c’est un énorme traumatisme pour tous. Tout le monde a peur. Alors ils évacuent comme ils peuvent. Lorsque des faits similaires se produisent dans notre monde civilisé, on ne lésine pas sur les moyens, des cellules psychologiques sont mises en place, des spécialistes sont à disposition. Ici, juste un couvre-feu. Et encore heureux qu’il n’y a pas eu de pogrom. Au contact de tous ceux que nous voyons tous les jours, les petits comme les grands, les adultes, on sent bien qu’il y a un besoin énorme de parler, de sortir les craintes, les peurs. Tout le monde a peur. Les Blancs des Tsiganes, les Roms des Blancs, d’eux-mêmes, des policiers, de Mogi, de tout. Le pauvre Matej en a oublié son mal de gorge, on lui fait avaler ses cachets et on le ramène chez lui. Les jours suivants, l’enquête se poursuit, mais rien de précis malgré, paraît-il, de nombreux indices qui conduisent tous au bidonville... Les hommes adultes passent au commissariat pour les empreintes. Tout le monde est résigné et tous redoutent que ce ne soit un Rom qui soit inculpé, cela serait la fi n de tout. Et il serait inutile de protester, les Roms n’auraient plus aucun droit... mais en ont-ils d’ailleurs ? Le fameux couvre-feu est toujours en place. De toute façon il est inutile, les habitants du bidonville ont trop peur qu’on leur tire dessus pour aller au village. Nous, nous continuons nos répétitions. Il y a un peu plus de fl ics quand même. Cela nous complique la vie, car je ne peux pas mettre autant de mômes dans ma voiture s’il y a des patrouilles partout. Manuela a aussi besoin d’un médecin. La famille n’a pas les deux euros que coûte la visite aux urgences, alors ils m’appelent pour l’y amener. Pendant le trajet, toujours le même sujet de discussion. Son père, comme tous, craint maintenant que advienne une mauvaise période pour les Roms. Ce n’était déjà pas brillant, mais ce sera encore pire. En les ramenant le soir à la colonie, juste à la sortie de la fameuse petite gare dont j’ai déjà parlé, située à mi-chemin entre le village et le bidonville, un groupe de quatre ou cinq Tsiganes rentre de leur tournée des poubelles. Il y en un qui est effroyablement ivre. Une bête. C’est horrible à voir. Les autres, les bouteilles à la main, tentent de le redresser alors qu’il n’arrête pas de tomber à travers la route, nous empêchant de passer. Helena sursaute, crie. Mais comment peut-on laisser quelqu’un comme ça ! Comment s’étonner que les Blancs réagissent comme ils réagissent ! Elle invective le père de Manuela. Il faut faire quelque chose. Il ne fait rien. Et pourtant c’est un sacré gaillard. Tout le monde a peur de lui. Quand il y a une bagarre, il  en en aligne facilement une demi-douzaine à lui tout seul. Mais il n’est capable de réagir que sous le coup de l’émotion. Il a d’ailleurs déjà écopé de huit ans pour une bagarre au couteau. Là, à froid, il reste terré dans la voiture, sans bouger. Dans de pareilles situations, plus que fréquentes en ces lieux, il ne viendrait à l’idée de personne d’intervenir. Ou bien alors en en remettant... La noningérence est une loi, une véritable philosophie de la vie pour les Roms. Diffi cile de la combiner avec notre vision des choses, notre façon de concevoir la société : pour nous, qu’on l’accepte ou non, l’ingérence consensuelle est une des bases des rapports humains, régis par les lois, les règles et les conventions. Chez les Roms, il est indéniable que le collectif prime aussi, il dicte la conduite à tenir, mais dans une indifférence totale par rapport aux décisions et aux excès individuels. Ce n’est pas évident d’en tirer des conclusions. Et c’est clair que la perception de l’espace collectif est absolument autre que dans la société majoritaire. Kesaj Tchave, c’est au fond l’expérience d’un collectif, où l’objectif commun ne peut être atteint qu’en cumulant les efforts des uns et des autres dans une action à laquelle tous les individus doivent s’astreindre s’ils veulent participer au résultat fi nal, en valorisant les efforts de tous. Souvent j’entends comme réponse à mes exhortations et invectives : « Ça ne me concerne pas ! » (donc je ne fais rien). Mais si, il faut faire quelque chose. On est tous concernés. Aussi bien au bidonville qu’au village... On n’a pas le choix, les Mogi il faut les traiter avant qu’ils nous traitent. FAIT DIVERS, SUITE Jeudi 8 décembre 2011. Je rentre de Paris et dès que je suis monté dans le train Bratislava-Poprad, je téléphone à Helena pour avoir les dernières nouvelles. Aux infos du matin, les policiers ont arrêté le coupable. C’est un certain Marek, du bidonville de Lomnica. Un jeune homme de vingt ans. Hélas, les soupçons de la police étaient justifi és, c’est bien de la colonie que vient le criminel. D’après Helena, il ressemble à un gars que nous connaissons, mais ça paraît invraisemblable que ce soit vraiment lui. J’appelle tout de suite Dušan et, stupeur, c’est bien le type auquel a pensé Helena. Son nom, évoqué par le présentateur à la télé, ne nous disait rien, car, comme beaucoup de Roms du bidonville, il porte un surnom  : le Gendarme. Tout le monde l’appelait ainsi, sans que personne ne sache pourquoi. Et ce qui est terrible, c’est que nous le connaissions bien. C’est le beau-frère de tous les Cˇonka, le mari de Marcela, leur sœur. Je suis abasourdi, complètement sonné. Pourtant le Gendarme n’a jamais fait partie de la troupe, il était trop âgé et n’avait ni le profi l, ni assez de motivation personnelle pour se joindre à nous, mais plusieurs fois il est venu aux répétitions et une fois ou deux il a participé à une représentation. D’ailleurs c’est là que ça a mal tourné, il a failli se battre dans le bus, pour une broutille, avec notre fils Alex et pour Helena il était devenu persona non grata au groupe. Moi, je ne prenais pas cela trop au sérieux, s’ils ont envie de se taper dessus, ils n’ont qu’à le faire en dehors des spectacles, mais Helena était intransigeante, il n’avait plus rien à faire avec nous, elle ne voulait plus le revoir. Cela date d’il y a un an, et depuis nous ne l’avons plus revu. Sinon, c’était apparemment un gars sans histoires, rien de particulier qui aurait pu laisser présager pareille tragédie. Il possédait même un certain sens de l’humour, ce qui n’est pas forcément courant chez les Roms. Il jouait un peu les gros bras, mais, quand il était avec nous, il se pliait sans sourciller à la discipline quasi militaire que j’exige en exagérant un peu. De la part de ce genre de types, ça fait rigoler tout le monde, eux en premier, mais, en général, ils ne restent pas longtemps, ils viennent à une répétition ou deux et c’est tout. Que ce soit lui le coupable, cela nous coupe le souffl e. Personnellement je pense aux petits, Matej, Kubo, Tomáš, Domino, dont c’est le beau-frère. Pareil pour Šnurki et Jaro. Sans parler de Marcela, sa femme. Ils venaient d’avoir un bébé il y a un mois... J’ai besoin de parler à quelqu’un, de partager mon désarroi. Heureusement que je ne voyage pas seul. Sont avec moi Johann, Alan, venant pour des prises de son en vue de l’enregistrement d’un CD, accompagnés de Jean-Michel pour des repérages photo pour un vidéo-bouquin. Ils viennent pour une dizaine de jours. Ça commence bien. Je leur raconte tout, mais je n’imagine pas comment nous pourrions continuer nos activités dans l’immédiat. Je passe un coup de fi l à Martin Šulík, l’auteur du film Cigán. Il était éventuellement question qu’une suite soit tournée. Le pauvre, il ne sait pas quoi me dire, un tel scénario déroute les plus avertis... Je rappelle Dušan, il me passe Šnurki qui a du mal à parler. Je rentre tard le soir et le lendemain matin Helena me tire tôt du lit pour que je puisse voir aux premières infos le shoot qui montre le Gendarme, les chaînes aux mains et aux pieds, sortir de chez lui, encadré par de vrais gendarmes. Il a l’air hagard, on l’amène sur les lieux du crime, il reconnaît tout, passe aux aveux sans diffi culté, n’oppose aucune résistance. Il est venu le soir frapper à la fenêtre de la grand-mère, a dit qu’il était de la police, lorsqu’elle lui a ouvert il lui a pris les 15 euros qu’elle avait et il l’a frappée avec une pierre. On montre même un policier en train de repêcher du ruisseau l’arme du crime, la pierre avec laquelle il a commis l’homicide. La police en était sûre, puisqu’elle a même convoqué la télé pour une arrestation en direct. Suivent quelques images sur lesquelles je reconnais plusieurs mômes et Giza, sa belle-mère, et une des belles-sœurs, la mère de Romanko, en train de dire gauchement qu’elles ne pouvaient pas savoir, qu’elles sont outrées et ont peur. Avec Helena nous sommes consternés. Horrifi és. A regarder ce reportage, on a l’impression d’être dans une mauvaise série policière. Quelle différence par rapport aux images habituelles que passent les télés sur nous. Les costumes, musiques, rythmes. La joie, la vie. Là on voit un type face à la mort qu’il a donnée et face aussi à sa propre mort. Car il n’est plus vivant. Le gars qu’on voit sur l’écran est un mort-vivant. Un zombie anéanti par la folie de son geste. Tout le monde est en état de choc, personne n’était au courant. S’ils avaient su, ils auraient été les premiers à le dénoncer. Bon, l’empressement qu’ils mettent à me le dire me fait penser autre chose. Même s’ils ne sont sûrement pas directement complices, il paraît peu probable que personne ne sache rien. Là-bas, tout se sait, il n’y a pas de secret. C’est sûr, il devait y avoir des soupçons, mais ce n’est pas non plus évident de dénoncer un proche. Même pour un crime pareil. En fait je n’en sais rien. Le Gendarme n’a jamais été considéré comme un membre de la famille Cˇ onka, ni de la colonie. Tout simplement parce qu’il venait d’ailleurs, c’est-à-dire d’une autre colonie tzigane, Pribilina, à une centaine de kilomètres de là et, même s’il a grandi dès son jeune âge à Lomnica, il était toujours considéré comme étranger, comme celui qui vient d’ailleurs. Il n’y a aucune compassion envers lui, personne n’est là pour le plaindre. Au contraire, tous sont unanimes à le condamner et à le rejeter. Moi, je bénis les cieux de ne pas avoir  été là durant les vingt derniers jours. En effet, je suis parti à Paris le 6 novembre, deux jours après l’assassinat, et je suis revenu un jour après l’arrestation. Je n’ai donc eu que les premières impressions relayées par Matej, Dušan et le père de Manuela, et je suis certain qu’elles étaient sincères, ils ne se doutaient pas du coupable. Pendant ces trois semaines, bien des choses ont pu se passer, mais je n’étais pas là et je n’ai eu aucun contact avec personne. Cela peut sembler un peu lâche, mais je n’aurais pas aimé avoir à dénoncer qui que se soit, si j’avais eu vent de quoi que ce soit. C’est sûr que, dans une pareille situation, je serais intervenu. Mais honnêtement, je suis content de ne pas avoir eu à le faire. Maintenant tous les petits, mais également les autres, vont devoir vivre avec cette réalité, celle d’avoir un criminel, un assassin, dans leur famille, même si ce n’est pas quelqu’un de chez eux, comme ils disent... Même si ce n’est qu’un étranger du bled d’à côté qu’ils n’ont jamais vraiment accepté. Il est vrai que Giza, la mère de Marcela, donc la belle-mère du Gendarme, ne pouvait pas le sentir. Elle l’a dit plus d’une fois, que ce n’était pas un type bien, qu’elle n’en voulait pas chez elle. Plusieurs fois elle l’avait jeté à la porte de leur unique chambre, servant d’appartement à la quinzaine de Cˇonka de toutes les tailles. Les beaux-frères, Šnurki et Jaro, n’avaient pas non plus d’excellents rapports avec lui, il leur a joué plusieurs fois des coups fourrés, notamment la fois où il avait dépensé l’argent pour le train de retour de Pribilina aux machines à sous, les obligeant à faire 100  kilomètres à pied pour rentrer. Mais à chaque fois qu’on le jetait dehors, il revenait car il n’avait nulle part où aller, et c’était quand même le mari de leur fi lle et de leur sœur. Le plus terrible, c’est que les vingt jours qui ont séparé le soir du crime et son arrestation, il les a passés dans cette unique pièce à dormir à côté de tous les autres. De tous ceux qui jurent les grands dieux qu’ils ne savaient rien et qu’ils l’auraient dénoncé au moindre soupçon. Je ne sais comment gérer cela avec les petits. Je n’imagine pas reprendre les répétitions comme si de rien n’était. J’essaie, par l’intermédiaire de mes amis, de joindre des psychologues afi n de demander conseil. Quelqu’un pourrait venir, discuter, aider les enfants à parler. Je veux aller voir la directrice du Service social qui doit connaître des spécialistes, on pourrait le faire dans le cadre de l’école d’Helena. Mais il s’avère qu’ils ne pourraient pas intervenir, car l’école est une filiale de Košice, et à Kežmarok on ne s’occupe que de Kežmarok... La dernière fois que je suis allé la voir pour demander conseil à propos de Kamila qui venait de se tailler les veines, elle m’a dit de repasser dans un mois, un mercredi à 15 h pile, heure fi xée pour son prochain rendez-vous avec Kamila qui, entre-temps, cherchait une corde pour se pendre... Et puis Helena est contre, elle ne veut pas qu’on voie le bidonville comme un vivier de tueurs... Je réussis cependant à avoir le téléphone d’une copine de copine qui est pédopsychologue et qui serait prête à nous recevoir. En fait, c’est surtout moi qui aurais besoin d’une aide psychologique. Je suis complètement désemparé devant ce qui vient. Finalement — et ce n’est pas plus mal —, c’est l’action qui prend le dessus. Nos amis français sont là, ils sont venus pour nous donner un coup de main, on ne va pas fl ancher, on va quand même enregistrer quelques prises et faire quelques photos. Inutile de dire que le cœur n’y est pas, mais le lendemain nous reprenons une méga-répétition avec le maximum de participants. Il faut que j’aille chercher les mômes au bidonville. Les tout-petits, Matej et Kubo, ne sont pas là, ils ont l’école l’après-midi. Giza accourt comme d’habitude pour demander une pièce, son mari, Bourko, est là aussi et me demande si je n’ai pas 20 euros. Apparemment c’est ça leur souci premier et immédiat. Nerveux, je réagis violement, méchamment. « — Alors, si je vous donne pas l’argent, vous allez me tuer aussi ?  — Mais non, on n’a rien à voir avec ça. — Comment ça rien à voir ? C’est bien votre beau-fi ls, le père de votre petit-fi ls qui a fait cela ! » Evidemment qu’ils n’y sont pour rien et ce n’est pas très fi n de ma part, mais c’est sorti tout seul. Je ne peux pas accepter qu’on fasse comme si de rien n’était, comme le lendemain du crime je ne pouvais pas admettre qu’au bidonville on rigole et chante comme un soir ordinaire. Le fameux adage tsigane « ça ne me concerne pas, je ne m’en occupe pas » n’a plus cours. Qu’on le veuille ou non, tout le monde est concerné. Tous subiront un rejet plus virulent encore. Le couvre-feu n’est qu’un début. Ma réaction agressive a au moins le mérite de faire taire les demandes d’argent et je repars avec les gosses. Dans la voiture on bavarde de tout et de rien, comment va l’école, etc. Au local la répétition nous aspire immédiatement, complètement, juste un « si je l’avais su, je l’aurais dénoncé tout de suite » vite fait, de la part des grands, et sans s’attarder on se lance dans l’enregistrement. Pareil après la répétition, tout va très vite, les grands repartent en train et en bus, je ramène les plus jeunes dans le noir jusqu’au centre de la colonie. Ce n’est qu’après pratiquement une semaine que je vois enfi n les petits et ça ne rate pas, quand je les ramène le soir, Matej s’écrie en passant devant la maison de la pauvre grand-mère que c’est le Gendarme qui a fait ça ! Comme à l’accoutumée, une paire de camés —  bourrés, trébuchant sur la route de la colonie  — fait diversion et détourne la conversation. Matej me recommande de ne surtout pas m’arrêter et on ne développe pas le sujet plus que ça. Depuis son histoire d’angine chronique Matej n’est pas très en forme. La grève générale de tous les médecins qui sévit en Slovaquie s’éternise, seuls les cas les plus urgents sont traités, et encore... Donc, aucune chance dans l’immédiat de parvenir à lui faire enlever les amygdales. Lors des répétitions le petit gars est dispersé, absent. Est-ce en relation avec ce qui s’est passé ? Il est certain que c’est aussi dû à la faim. Le fameux test du morceau de pain avec du saindoux est sans équivoque : lorsqu’on lui en donne un, il l’avale en moins de deux secondes, ce qui veut dire qu’il n’a pas mangé grand-chose aujourd’hui ni hier. Dorénavant, pratiquement à chaque fi n de répétition, en les ramenant je m’arrête à l’épicerie et j’achète un peu de calories. J’évite de donner directement de l’argent, mais quand je vois qu’ils ne tiennent plus la route, je fais des courses. Que faire ? On a eu une embellie fi nancière qui nous a permis d’aider comme cela, mais on est de nouveau pas très loin du bout du rouleau. Finalement ce fou de Gendarme a tué pour 15 euros... Ils disent qu’il se droguait, que toute sa famille se droguait. La dernière nouvelle est qu’il ait avoué un autre crime. Qu’il aurait déjà tué une autre femme près de son village et qu’il l’a enterrée. Mais non, c’est sa mère qui a déjà assassiné quelqu’un il y a dix ans. Ils sont tous pareils là-bas, à Pribilina. D’ailleurs quand je suis passé à Pribilina, il y a quelques années, il faut dire que j’ai eu une très mauvaise impression. Des Roms pas sympas, agressifs, repoussants. Et pourtant j’étais accompagné par ceux de Kubachy qui sont originaires de là-bas. Les ragots vont bon train. Le Gendarme doit être bientôt jugé. Il n’a aucune chance. Les fils  de la victime sont policiers et sa fi lle juge. Il encourt la perpétuité et personne ne le plaindra. Le surlendemain, lorsque je viens prendre les petits, il y de nouveau Giza. Pas pour me demander de l’argent, ils se sont calmés après mes invectives, mais pour me demander d’amener à l’hôpital Marcela et son bébé. La femme et le fils du Gendarme. Je la prends, ainsi que deux autres femmes. Elles baragouinent en romani sur ce qui vient de se passer. J’arrive à peu près à suivre ce qu’elles se racontent croyant que je ne les comprends pas. Pareil, elles n’ont aucune pitié, la perpète et basta. Quelle situation ! Au lieu d’amener des gosses à la répétition pour jouer et danser, voilà que j’accompagne une jeune femme, que j’ai connue jeune fi lle, avec son bébé dont le père est un assassin qui va passer devant le tribunal pour écoper du maximum. Marcela est assise à côté de moi, sur le siège avant, elle tient le petit marmot dans ses bras, emmitoufl é dans une énorme couverture et on va au service pédiatrique de Kežmarok pour qu’il soit admis à l’hôpital pour une indigestion. Heureusement, ce service n’est pas en grève. Pas plus que les fl ics et les tribunaux. Le Gendarme attend son jugement. Il a écrit à sa mère qu’il regrette ce qu’il a fait. Il paraît qu’il était content que l’on vienne l’arrêter, car chaque nuit, au petit matin, l’esprit de la grand-mère assassinée venait le hanter dans le sommeil en le priant de se dénoncer. 
 
L’ÉCOLE, RENTRÉE 2013 
Mercredi 22 février 2012. 
Depuis la rentrée dernière une classe délocalisée du lycée rom de Košice a pu être ouverte à Kežmarok sous la direction d’Helena. Comme les résultats sont plus qu’encourageants (sur la vingtaine de gamins admis en septembre, 18 ont parfaitement rattrapé leur retard...) et qu’une demande réelle émane de la part de nombreux autres jeunes dans les bidonvilles des alentours de Kežmarok, nous allons tout faire pour ouvrir des classes supplémentaires à la prochaine rentrée. Mercredi 26 juin 2013. Cet été pas de tournée. Trop à faire ici sur place. L’existence de nos malheureuses trois petites classes de collège est sérieusement ébranlée, tout se conjure pour que cela  s’arrête... Ça paraît absurde, mais nous sommes rattrapés par une réalité que je croyais révolue à jamais. Nous ne rencontrons que des obstacles à tous les niveaux et, bien sûr, le suprême échelon, le politique, est de mèche... Nulle part la moindre bonne volonté, plutôt tout le contraire. Comme l’administratif et le bureaucratique sont des armes invincibles pour ceux qui ont le pouvoir de les manier, notre champ d’action se rétrécit de jour en jour. Demain une énième rencontre avec la Mairie, l’espoir ténu de pouvoir investir des locaux susceptibles de nous accueillir. La ville dans laquelle nous exerçons est presque déserte, des propriétaires se bousculent pour nous proposer leurs maisons, mais à chaque fois un oukase d’en haut ne permet pas de conclure. Soit cela ne correspond pas au plan d’urbanisation, aux normes d’hygiène, etc., soit ce n’est pas dans la stratégie du ministère de l’Education. Les Tsiganes sont tout simplement complètement absents du processus éducatif national, l’essentiel est qu’ils soient scolarisés, les résultats de la scolarisation importent peu... et puis, province oblige, des intérêts personnels des petits potentats locaux s’en mêlent, et nous sommes sur la touche... Pourtant, en dix ans, notre maison mère, le collège de Košice, a produit plus de 80 bacheliers tsiganes (dont bon nombre sont maintenant universitaires)... plus que toute la République slovaque en vingt ans d’existence. Et nous, nous proposons le bac comme objectif pour nos 50  élèves. Peut-être seuls 15 auront une chance réelle d’aboutir, soit une petite vingtaine de bacheliers plausibles sur une population de 20 000 jeunes écoliers roms dans notre région. 20 sur 20 000. Et ça ne passe pas ! A croire que ce serait 20 de trop. En moyenne sur 500 élèves du primaire, 5 seulement fi nissent leur cycle normalement, les autres redoublent, abandonnent, sont largués... Comme c’est un petit pays, tout passe aussi par le piston, les connaissances. On a fait jouer aussi nos relations. A chaque fois le même mur infranchissable. Même au plus haut niveau. C’est dingue. Et pourtant ce sujet « tsigane » fait constamment la une des journaux et des médias. Tout le monde se rend compte que c’est une vraie poudrière et que l’éducation est la seule solution possible... 
Samedi 10  août 2013 
La rentrée approche, il est temps de s’activer. C’est ce que l’on fait en déménageant notre collège.  Enfin. On a récupéré un ancien bâtiment administratif désaffecté de la Compagnie nationale des bus slovaques. Vu l’état des lieux, cela ressemble plus à un squat qu’à autre chose, tout a été laissé à l’abandon depuis plus de dix ans, il y a de quoi faire. Heureusement, ce ne sont pas les bras qui manquent, alors on s’active de plus belle, en espérant qu’on en viendra à bout. Le chauffage, l’eau, l’électricité... rien ne marche. On a opté pour cette solution vraiment en dernière instance, lorsque toutes les autres pistes se sont avérées infranchissables à cause de la mauvaise volonté de tous les partenaires offi ciels rencontrés... Nous étions indésirables dans la ville, nous avons dû nous rendre à l’évidence, ce mur-là, nous ne sommes pas arrivés à le percer avec nos petites têtes de rien du tout, face à ces grosses têtes d’enfoirés de la politique locale, mais aussi nationale... Nous sommes complètement à l’écart de la ville, coincés entre l’abattoir et la coopérative agricole, avec une sortie de poids lourds pour égayer le tout, à l’écart de tout, cachés, invisibles... C’est comme ça que l’on nous aime par ici. Le seul avantage est que si l’on réussit à rendre fonctionnelle la baraque, très grande, on pourra carrément en faire une espèce d’internat informel, vu qu’il y a assez de place pour loger une petite armée. On s’active, on balaie, on range, on jette, on déménage, on coupe les arbres et la broussaille, on espère que tout fonctionnera et qu’un oukase de dernière minute ne va pas arrêter tout cela. Jeudi 29 août 2013. Cinq jours avant la rentrée scolaire. On est arrivé à brancher l’électricité. L’eau ne devrait pas tarder. Il faut changer quelques mètres de canalisations et assécher les sous-sols, inondés depuis que l’hiver dernier a fait éclater la chaufferie. Mais il y a de l’espoir. Tout est propre, encore quelques poignées de porte à changer et les tableaux à accrocher dans les classes. On vient de recevoir un coup de fi l de l’Inspection de l’hygiène. Ils vont passer lundi. Il faut qu’il y ait dans chaque classe un robinet avec l’eau chaude. Sinon on ne pourra pas enseigner. On sera rayé de la liste des établissements scolaires. Défi nitivement. Aujourd’hui, en Slovaquie, c’est le jour de la fête nationale. On cherche désespérément une pompe à eau pour évacuer les soussols, afi n d’accéder aux canalisations pour colmater la fuite que l’on a découverte hier. Tout est prêt. Sauf l’eau chaude. Dans les bidonvilles il n’y a jamais eu d’eau chaude. Les ruisseaux des montagnes sont plutôt froids. Mais ça, le service d’hygiène n’en a cure... Jeudi 19 septembre 2013. Nous avons eu hier la fameuse visite de l’hygiène. La veille encore il n’y avait que de la boue qui sortait des robinets, l’eau chaude relevait de l’utopie délirante... Mais lors du contrôle tout était en place pour la simulation plus vraie que nature d’une mise en route de tout le système sanitaire, juste momentanément mis hors circuit pour cause de réparation imminente de la tuyauterie... Les plombiers s’affairaient et les élèves étaient priés de retenir leurs besoins pressants pour un autre jour. Donc l’Inspection s’est concentrée en premier lieu sur l’espace métrique par élève, et coup de chance nous sommes exactement dans la norme de 1,65 m² par personne. Tous les autres manquements ont été soigneusement relevés et nous avons un mois pour les corriger et faire couler de l’eau chaude à la place de la gadoue. Cela nous donne un sursis appréciable et nous espérons que le ministère prendra en compte cet avis positif et nous accordera l’autorisation d’enseigner. Nous sommes toujours dans la course contre la montre à tous les niveaux, les problèmes d’eau ne sont qu’un présage de ce qui nous attend avec le chauffage, mais l’essentiel est d’être à jour avec la paperasserie. Autre point positif, les élèves sont au rendez-vous, et c’est plutôt engageant. Nous disposons maintenant d’un très grand espace, tout un étage avec une quinzaine de pièces, ce qui est inespéré par rapport aux quelques mètres carrés du couloir où nous répétions, sans voisins immédiats, avec un sentiment de « chez-soi » qui a gagné tout le monde — tous voudraient y rester dormir et ne pas rentrer chez eux. Cela nous permet de reprendre les répétitions, une TV importante nous attend en fin de mois. 
Ivan Akimov