A Kežmaroc, nous avons été accueillis par Ivan, l’initiateur des Kesaj Tchavé. Par chance, nous nous étions déjà rencontrés pendant le Latcho Divano 2009, pendant lequel (avec mes amis Atlif, Daoud et Zabou) j’avais préparé les repas pour toute la troupe. Car quand il a entendu parler d’un gadjo qui était venu à Kosice pour faire un récit culinaire autour des cultures tsiganes, il avait envie de lui dire :Écoute gadjo, tu veux une spécialité tsigane ? Je vais t’en donner une : d’abord, tu te rends chez l’épicier et tu n’achètes rien, ensuite tu retournes chez toi, tu prends une casserole et tu n’y mets rien – et pour finir, tu t’assois à table et tu manges ce grand Rien… Il me l’a dit, comme ça, sans animosité, et j’ai tout de suite compris où est-ce qu’il voulait en venir – Oh ! Mon gadjo ! Ton projet ne serait-il pas un peu déplacé ? Mais après cette entrée en matière, brutale mais nécessaire, Ivan nous a gentiment emmené chez Palo et Margita, ses beaux-parents, pour nous faire découvrir son plat préféré : Rezance s Makom – pâtes au pavot, au sucre et au beurre, que nous avons partagé dans une cuisine enfumée autour d’un verre de lait – pour préparer une spécialité tsigane, a t-il rajouté, il faut nécessairement beaucoup de fumée – et effectivement, à part lui, tout le monde fumait dans la pièce.
A peine ouverte, l’école dirigée par Ivan et Henka à destination des gamins des bidonvilles risque déjà de fermer ses portes par manque de fonds. Le Roma Council of Europe refuse en effet de financer le projet parce qu’il n’y a pas, selon eux, assez de mixité ! Bientôt, il vont l’accuser de discrimination ! Mais comme le dit Ivan : y’a t-il un slovaque qui accepterait de mettre ses enfants avec une bande de tsiganes sortis des bidonvilles ? Peu de chance. Et puisque nous leur tournons le dos, eux aussi ont décidé de nous tourner le dos…
Je ne peux me sortir de le tête que certains jubilent secrètement à l’idée de laisser des familles entières crever de faim au cœur de nôtre grande et belle Europe civilisée aux racines grecques et chrétiennes – oui, je les imagine jubiler en se bâfrant de caviar russe et de champagne français avant de monter à la tribune pour réciter leurs beaux discours…
En attendant, aux pieds des Tatras, un paysage magnifique courtisé par les marcheurs et les amateurs de sports d’hiver, les ghettos s’étendent, s’étendent, jusqu’à multiplier par deux la population de la ville. Là, j’ai failli mourir deux fois : une fois de froid et une fois de tristesse…Et si les tsiganes de révoltaient ? Avec leur nombre, ils ne feraient qu’une bouchée des politiciens slovaques, en particulier, et de leurs confrères européens en général. Mais les politiciens et les technocrates semblent confiants – ils savent qu’ils n’ont rien à craindre – aucune peur à avoir… Ils maintiennent les tsiganes dans l’indigence et l’ignorance – et les propagandes étatiques aidant (qui a dit : « Les roms n’ont pas vocation à sortir de Roumanie », comme s’ils étaient tous roumains et qu’ils étaient, quoi qu’il arrive des citoyens de seconde zone (pire : des infra-humains – des cafards, que l’on peut écraser du talon ou du plat de la main)), les amalgames se propagent à vitesse grand V dans toutes les couches de la société – le tsigane c’est le voleur, le mendiant…
Merci à toi Ivan, et tous les jeunes gens de Kežmaroc. Merci pour cette joie de vivre, ces visages souriants et ces poignées de mains. Et pour cette danse improvisée aux pieds des Tatras.