Baumettes
Les Baumettes. L´année dernière j´y suis passé, j´ai assisté à la messe des femmes, et avec Annie nous étions d´accord pour remettre ça avec toute la troupe. La direction de la prison nous a demandé trois mois à l´avance la liste de tous les participants, avec les noms des deux parents. Uniquement les majeurs pourraient venir, on trouvera un programme de substitution pour les autres jeunes pendant ce temps-là. Mais constituer une liste fiable de participants s´avérait une mission impossible pour nous, pour les raisons déjà évoquées plus haut. Donc, la veille de notre intervention, seulement une demi douzaine de noms figuraient sur la liste agrémentée, et parmi ceux-ci, pas de danseurs, ni de chanteurs performants. Ceux, que nous avons proposés initialement, ne sont pas venus en tournée. Que faire? Dans de pareilles conditions, avec ces effectifs, je serais réduit à faire une présentation du groupe, de nos activités, de parler, de jouer un peu, bref, de remplir le temps comme je pourrais. Et Annie me disait qu´il y aurait une heure et demie à meubler! C´était mal parti. Tout ce temps à tenir devant un auditoire pas facile, en plein milieu de la tournée, avec un spectacle de la plus grande importance à assurer le soir, je ne voyais pas trop comment m´en sortir. Mes ressources physiques étaient déjà sérieusement entamées, et j´étais complètement défait à l´idée d´amener les quelques jeunes de la fameuse liste dans cette galère. Et en plus, cela serait une piètre intervention, qui n´apporterait pas grand-chose aux détenus et nous mettrait sur les genoux. A contre-coeur, la meilleure décision est d´annuler la représentation. Cas de force majeure. Sans les éléments indispensables, on ne peut pas assurer notre représentation. Annie, en apprenant ma décision, frôle l´infarctus. Je la comprends, tout ce travail de longue haleine qui tombe à l´eau. La déception des détenus qui se sont inscrits en surnombre au spectacle. Espoir de dernière chance, qu´elle essaie d´expliquer à la direction notre problème, afin qu´ils fassent une dérogation, et acceptent de faire entrer aussi ceux dont nous n´avons pas déposé les noms à temps. Autant dire que les chances de réussite étaient pratiquement nulles. Un centre carcéral n´est pas une station de métro, on n´y entre pas comme on veut et quand on veut.
Vendredi 25 mai
On attend le matin pour savoir la réponse. A 9h la responsable culturelle est encore dans les embouteillages, à 10h, la grosse surprise, on peut venir à dix, l´adjoint du directeur nous attendra personnellement pour nous faire entrer. Alors là, c´est autre chose, avec ces effectifs nous pouvons quand-même assurer une bonne prestation, et même si nous devons être épuisés ensuite, ce sera pour la bonne cause, donc nous y allons de bon coeur. Nous nous arrangeons pour que Jean-Pierre, Jean Barak et Joana assurent la sécurité avec le reste de la troupe au moment de la petite sortie en mer prévue lors de notre absence, et nous partons avec notre bus pour les Baumettes. Le GPS polonais nous fait la joie de découvrir les plus petites ruelles de Marseille, on a la chance de ne pas s´embourber inextriquablement dedans, et avec un petit retard nous atteignons le Centre carcéral, où on nous attend pour passer tous les contrôles obligatoires. On comprend tout de suite que nous nous trouvons dans un autre univers. La tension est palpable. Comme dans les films. Pire. Puisque nous sommes là, sur place, entre les murs des quels on ne peut s´échapper. Excellente leçon de vie pour nos jeunes. C´est un exercice de travaux pratiques d´éducation civile qui devrait être inclu dans le programme scolaire, un petit passage entre les barbelés en dit plus long que des longs discours sur la civilité… Les Baumettes viennent d´êtres réaménagées. L´année derniére j´ai visité encore les anciens locaux, sordides, vétustes, mais là, même avec le tout remis à neuf, ça fait quand-même un sacré effet. Surprise, dans la salle de spectacle il n´y a pas que des femmes, les hommes ont droit aussi à assister à notre représentation. Ils et elles sont séparés, de chaque côté de la salle, par groupe de trente, il doit y avoir une soixantaine de détenus en tout. Une question me tarabiscotte, est-ce que nous pouvons prendre des détenues danser avec nous, comme on le fait lors de nos spectacles habituels? La surveillante ne sait pas trop quoi dire, si on en prend une, les autres vont être jalouses, ca va faire désordre, il vaudrait peut être mieux prendre une des accompagnatrices… Bon, on verra. Nous nous installons, la salle se remplit, et dès les premiers accords, lorsque nous ne jouons pas encore vraiment, nous ne faisons qu´accorder nos instruments, les filles du premier rang sautent sur la scène et se mettent à danser. Ce sont des tsiganes, on ne peut plus les arrêter. D´ailleures, la majorité des détenues sont des femmes roms. Des jeunes, des moins jeunes. Il y en a au moins une vingtaine. J´en reconnais certaines que j´ai déjà rencontrées lors de mon passage de l´année dernière. Nous gardons celles qui sont sur scène avec nous, de toute façon, il n´y a pas moyen de les faire descendre, et nous démarrons le spectacle avec elles, elles sont trop heureuses, on ne va pas leur gâcher ce plaisir. Nous arrivons quand même à les manier pour faire notre spectacle à notre façon, et nous jouons comme si rien n´était, comme si nous étions à trente sur scène. L´auditoire est aux anges. Et pas que les Roms. Parmi les hommes il y a une majorité d´africains. Pareil, des jeunes, des vieux. Au fur et à mesure que le spectacle avance, je m´avance dans le public, je parle, j´explique, oui, plus d´un parent de nos jeunes subit le même sort que vous, est en prison. Le temps passe, le votre passera aussi, je vous souhaite qu´il passe le plus vite possible… A ma surprise, à aucun moment je n´ai ressenti la moindre agressivité dans les regards, pas d´ondes négatives. Ils ont été tous là, heureux de passer un bon moment. Un moment d´évasion. A la fin, une des femmes, sans doute bosniaque, demande très poliment si on pourrait jouer Ederlezi, chez eux c´est une tradition. Bien sûr, on le joue. De nouveau elles dansent, pleurent, rient… Pendant que les hommes sont reconduits dans leurs cellules, nous en profitons pour parler avec les femmes. Elles disent toutes d´avoir volé de quoi manger pour leurs enfants ou leurs petits enfants. Certaines ont écopées de plusieurs années et n´ont pas pu voir une seule fois leurs petits. Terrible. Nous sortons. Pareil, toute une procédure. On récupère nos affaires, on fume la cigarette de la liberté à la sortie. Tous sous le choc. Helena, avec son franc-parler légendaire, remarque qu´elles ne sont pas si mal loties qu´elles en ont l´air. Que même, jamais de leur vie elles n´auraient été aussi bien traitées. Cynique? Dur? Pas tant que ça. Ou, alors encore pire, car cela témoigne simplement de la terrible condition que ces femmes endurent lorsqu´elles sont en liberté, à faire la manche, à la rue, plus d´une fois à subir les pires violences de leur entourage… Là, effectivement on voyait leurs yeux malheureux, mais les visages reposés, sans les traits tirés et sans les stigmates des blessures de leur vie ordinaire qui sont habituels sur les femmes roms que l´on voit dans les rues et dans les camps…