Massy

 
Extrait du journal de bord, vendredi 17 mai 2024
Le camps de Massy
Nous sommes attendus à Massy pour les 15 heures. Il y a un ravitaillement de prévu sur place, mais on préfère nourrir nos troupes avant le départ pour tenir le coup sur place, il y aura de l´énergie à dépenser. Nous optons pour un menu spaghettis, sauce bolognaise. On a tout ce qu´il faut pour. Comme c´est une recette simple et pas chère, nous avons acheté de quoi faire encore chez nous.  Isabelle doit nous attend à Chilly Mazarin, accompagné de Zirona, une de leur stagiaires roumaines qui fera le relais au camp et servira de traductrice en roumain et rom. Il y a avec eux un autre de leurs employés, et ils trimbalent un énorme générateur, pour fournir de l´électricité sur place pour notre synthé. Nous embarquons le tout dans notre bus et partons vers Massy. Sur place, comme toujours,  problème pour se garer, on fini par trouver une place pas trop loin, et nous allons à pied en direction du camps des migrants roms dans le quel les Intermèdes interviennent avec leurs ateliers d´éveil à raison d´une fois par semaine depuis pas mal de temps. 
L´endroit et tout ce qu´il y a de typique dans son genre, c´est un bidonville situé en dehors de la ville, à la périphérie de la zone industrielle, et bien entendu, sous une rocade d´autoroute, dans la pure tradition de ce genre de localités. L´accès se fait directement sous la rocade, il faut monter une pente assez ardue, heureusement les Roms ont taillées des espèces de marches pour la monter, mais c´est une épreuve physique quand même, surtout pour une des accompagnatrices des Intermèdes qui n´est plus toute jeune. Comme d´habitude, je pars le premier, en éclaireur, avec Zirona, pour repérer les lieux et les gens. Rien à signaler, on nous attend, on peut venir. Tout le monde me suit, on débarque comme on a l´habitude, un peu à l´improviste, comme si rien n´était. Tous nos jeunes viennent des bidonvilles, alors ils ne sont pas impressionnés le moins du monde, ils sont comme chez eux. Les Roms sur place sentent bien cette connivence naturelle, et les rapports spontanés s´établissent instantanément. Quelle surprise de retrouver parmi les habitants Ronaldino et Ionuts, qui ont fait partie de notre troupe il y a dix ans, lorsque nous intervenions au camps de Champlan, et à l´époque ils sont même partis en tournée avec nous. Maintenant ils sont pères de familles, ils nous montrent leurs petits derniers, et se joignent instantanément à nous.  Ce sont des retrouvailles vraiment émouvantes. Les grands gaillards qu´ils sont devenus sont tout émus, visiblement, tout comme nous, surpris et heureux de nous retrouver après tant d´années. A l´époque, lorsque nous sommes venus pour la première fois au camps de Champlan, je n´aurais jamais imaginé qu´il y aurait une suite à notre intervention. Ce premier contact était dans un contexte particulier. C´était en 2014, lorsque nous venions pour les concerts à l´Olympia avec les Ogres de Barback, et nous étions accompagnés par une équipe de tournage, qui a ensuite réalisé le fameux reportage d´Arte de 58 minutes, avec tous les détails de la tournée, d´avant la tournée chez nous, l´Olympia, les camps, etc. Et l´intervention au camps de Champlan y figurait aussi. Au moment du tournage je me sentais pas très à l´aise, ça me gênait de venir au camps uniquement pour faire des images pour la caméra, cela me semblait de l´abus par rapport aux gens sur place. Mais je comprenais que le reportage était très important, c´était une occasion unique de montrer notre action au grand public, de montrer que ce genre d´endroits existent, et de plus, nous intervenions régulièrement dans les camps, alors je me suis dit qu´il faut faire cette intervention, même s´il ne devrait pas y avoir de suites. Et finalement la vie a fait qu´il en est devenu tout autrement. A Champlan, nous y sommes revenus par la suite plus d´une fois, nous y avons fait des ateliers surréalistes (toutes les interventions dans les camps relèvent du surréel, mais à Champlan encore plus qu´ailleurs), nous avons fait connaissance des familles, et Ronaldino et Ionuts, plus quelques autres, étaient parmi les premiers des camps roumains à partir avec nous lorsque nous étions en tournées en France. Il n´y a pas eu de suite, car il ne peut pas y en avoir. Ces camps sont constamment détruits, rasés, les habitants et leurs enfants fraîchement scolarisés, chassés, se déplaçant au hasard et au grès d´autres endroits invraisemblables, dans les quels ils s´installent, en attendant les prochains bulldozers… Mais, à Champlan, comme dans d´autres camps, nous avons fait connaissance avec des jeunes, des parents, des enfants, la plupart sans les revoir par la suite, du moins dans l´immédiat, mais tous se souviennent de ces rencontres. Nous le voyons par exemple sur ces fameux réseaux sociaux, ils nous suivent, un autre horizon s´est ouvert à eux, tsigane, dans le quel ils se reconnaissent, et pas fait uniquement de la misère de leur quotidien. Le hasard de nos spectacles non prévus longtemps à l´avance nous fait aussi rencontrer, souvent des années après, ces anciennes connaissances, toujours dans l´émotion et l´amitié. Combien de fois on nous a dit : vous m´avez fait sentir d´être fière d´être tsigane… Pareil cette fois-ci avec Ronaldino et Ionuts. Ils sont tout gentils, attendris de nous revoir.  On voit bien la différence par rapport à leurs compagnons, qui n´ont pas eu cette expérience de partager un moment de vie avec nous. Ils sont plus sur la défensive, habitués uniquement aux rapports de force avec le monde extérieur, agressif, sans concession. Ronadino et Ionuts ont vécu autre chose. Juste quelques jours, deux ou trois semaines en tournée dans leur enfance, et des années après ça laisse des traces. On le voit, c´est clair et évident. Bien sûr c´est une grande satisfaction et un immense plaisir pour nous. Car à l´époque, comme maintenant d´ailleurs, on n´est jamais certain de ce que vont donner ces actions ubuesques et utopiques que nous menons. Parfois on voit même tout en noir, le quotidien au jour le jour n´est pas toujours très engageant, loin de là. Et puis viennent des éclaircies, comme aujourd’hui, à Massy… on reprend de l´énergie pour la suite, et on se dit que si c´était à refaire, on le referait à l´identique. Que faire d´autre… ?!  D´autant plus, que outre la joie et le plaisir de retrouver nos anciens compagnons, le constat cruel est que dix ans après, ils se retrouvent au même point qu´alors. Que ces jeunes adultes, maintenant pères de famille, ont vécu toute leur vie dans des conditions des bidonvilles d´un autre âge, sur un subcontinent européen de misère inéluctable, inextricable… Et ils ne sont pas des voleurs, ni des trafiquants, ils travaillent, mettent leurs enfants à l´école, quand ils peuvent, quand ils ne sont pas de nouveau chassés ailleurs, à côté. Ils rêvent leur rêve européen de se construire une maison en Roumanie, avec des petites tourelles, d´avoir une grosse voiture, et ils vivent toujours dans des cabanes rapiécées, comme celle, que me montrait, tout fier, Ronaldino. 
Le générateur´que nous avons à grande peine monté jusqu´au camp, ne marche pas. C´est toujours, pareil, lorsque nous allons dans ce genre d´endroits, on nous promet de l´électricité, il y a de la bonne volonté, et puis il y a quelque chose qui cloche, et il n´y a plus de jus… Finalement pour nous peu importe, ce n´est pas vital, juste un peu embêtant, mais pour la vie au quotidien ici ça doit être bien plus grave. On commence quand même avec l´accordéon édenté que nous avons heureusement quand même apporté avec nous. Ce n´est pas génial, car cela manque de décibels, qui sont partie intégrante de toute manifestation musicale digne de ce nom chez les Roms. Mais la sauce prend quand même, un des Roumains se joint à nous, on l´accompagne, le cercle des spectateurs s´élargit. Pendant ce temps des gars essayent de réparer le générateur qui a une fuite, ce qui m´inquiète un peu, une fuite d´essence en ces lieux n´est pas ce qu´il y a de plus idéal. On poursuit notre production, la fuite est réparée, le générateur démarre, le synthé peut être branché, tout en jouant nous passons à la vitesse supérieure, les décibels sont de nouveau de la partie, y compris ceux du générateur, tant pis pour les pianissimos et nous tournons à plein régime. Nous sommes en costumes, malgré la terre battue, heureusement il ne pleut pas, la fête bat son plein, on fait participer les spectateurs qui ne demandent que cela, Ionuts nous accompagne à la darbouka, je suis sidéré de voir qu´il arrive à suivre nos rythmes, décidément, la tournée à l´époque a laissé des races positives pas qu´au niveau du mental. On nous offre un rafraîchissement, des sandwichs avec du jambon de Parme (un énorme gigot qu´on emportera ensuite avec nous). On remet encore un ça, maintenant plus en mode disco, tout le monde danse, un des anciens du camps, Vasile,  se joint à nous, on réussit à l´accompagner dans ses doinas roumaines pleines d´une nostalgie qui touche tout le monde, particulièrement la petite tribu des mamies tsiganes qui se sont installées dans leurs fauteuils comme à l´Opéra. Un voyage hors du temps. Ubuesque. Utopique. L´Opéra de la rocade de la N10  tourne à guichets fermés… Fidèles à notre expérience, c´est au meilleur moment qu´il faut partir, nous quittons le camps, tranquilles, dans la bonne humeur, comme nous sommes venus, dans une haie d´honneur des habitants qui nous saluent comme des vieux amis, en empruntant de nouveau les énormes marches taillées dans la terre, dignes d´un Robinson Crusoé ou Indiana Jones, et nous rejoignons notre bus. Je repère un Burger King pas loin, et je me dis qu´après toutes ces émotions le groupe mérite bien une récompense, alors on s´engouffre dans le Burger pour passer à l´étape des découvertes gastronomiques qui font aussi faire partie de notre séjour découvertes… Ce qui n´empêche pas qu´il y aura une troisième mi-temps culinaire en rentrant le soir, les émotions, ça creuse, et tout le monde investi la cuisine du château pour une partie de rillettes – saucisson avant d´aller se coucher comme des princes en cette demeure somptueuse dont on ne revient toujours pas d´être des locataires de passage.